CHRONIQUE

Docteur Jekyll, Monsieur Harper

Il y a un tas de choses réjouissantes dans la nouvelle bio de Stephen Haper parue en anglais à la mi-août et qui sort chez nous, en version française, mercredi. La première, c’est qu’il est à peu près sûr que Stephen Harper a lu ce portrait que trace de lui John Ibbitson et que cela l’a fait sortir de ses gonds, sinon entrer dans une des rages folles dont il a l’habitude.

Je n’ai aucune preuve de ce que j’avance, mais après la lecture de cette brique de plus de 500 pages, j’ai l’intime conviction qu’elle a réveillé chez Harper son Mr. Hyde, sombre, rancunier et colérique. Pourtant, Ibbitson, qui est chroniqueur politique au Globe and Mail, n’est pas un « détesteur » de Harper. Tout le contraire. Comme l’écrit Bob Rae dans une critique du livre, c’est plutôt un « cheerleader » de Harper. Il a raison. Mais en plus d’être un brillant analyste et de nous livrer une fascinante leçon d’histoire politique canadienne, Ibbitson est un fin portraitiste. En tablant sur une volumineuse recherche et des tonnes d’entrevues avec des personnes-clés qui l’ont connu intimement, il réussit en quelque sorte à démasquer le premier ministre. Or, pour un monument de contrôle comme Harper, qui cultive le secret et se montre allergique à toute intrusion dans sa vie privée, cette bio doit être difficile à digérer.

Ibbitson nous montre Harper sous son vrai jour : celui d’un boomer banlieusard, solitaire, refermé, parano, qui n’aime pas les voyages et les foules, qui entre dans des rages folles, tenaillé par un doute chronique qui l’a poussé à chercher longtemps qui il était et ce qu’il voulait devenir.

Admis au prestigieux Trinity College de Toronto, une institution qui cultive l’exclusivité et l’exclusion et accueille la progéniture des élites, Harper n’a pas tenu trois semaines.

« Il aurait pu essayer de trouver sa place dans le nouveau monde, mais il décida plutôt de le fuir. Sa décision de rejeter ce monde et son sentiment d’en être exclu allaient façonner sa vie et sa politique. » — John Ibbitson

Décrocheur à 19 ans et fervent admirateur de Trudeau, qui était son dieu, Harper a fui à Edmonton pour devenir commis chez Imperial Oil et vivre en maison de chambres. Il a fini par reprendre ses études à Calgary, trois ans plus tard, et par remplacer son dieu Trudeau par une nouvelle passion pour l’Ouest malmené, négligé et exclu auquel il s’identifiait complètement, même s’il n’y était pas né.

C’est dans l’Ouest que Harper va se construire sur le plan intellectuel et politique, qu’il va se fiancer avec Cynthia Williams (qui, plus tard, lui présentera Laureen Teskey) et qu’il va se croire destiné à une carrière dans l’enseignement ou la fonction publique. Les circonstances en décideront autrement et, selon l’auteur, Laureen y est pour beaucoup. « Sans Laureen, Harper ne serait jamais devenu premier ministre et n’aurait jamais survécu comme premier ministre », écrit-il.

Reste qu’au fil des ans et de sa lente ascension vers le pouvoir, après avoir été adjoint parlementaire à deux reprises et avoir détesté recevoir des ordres de quiconque, Harper demeurera le même homme intelligent et drôle en privé, mais dépourvu de grâce sociale, sujet à la dépression, peu intéressé par les autres, convaincu d’avoir toujours raison, autoritaire, colérique et par moments franchement tyrannique. Buveur invétéré de Coke, au point de mépriser les buveurs de Pepsi, obsédé par le hockey, un sport dont il été très tôt été écarté à cause de son asthme, Harper, on ne sera pas surpris de l’apprendre, n’est pas un grand amateur de culture. Pourtant, il pratique le piano régulièrement, est un passionné de Seinfeld, dont il peut citer des épisodes en entier, un assidu de la série britannique Coronation Street et des nouvelles du matin à Radio-Canada et à TVA. Il préfère Star Trek à Star Wars et honnit les reportages humoristiques de Rick Mercer à CBC. Certains jours de cafard, il s’échappe avec ses gardes du corps et s’installe seul dans la dernière rangée d’un cinéma en prenant bien soin de ne saluer personne.

À ceux qui se demandent pourquoi le gouvernement actuel est aussi autocratique et secret, l’auteur répond que c’est parce qu’il reflète la personnalité et la vision du monde d’un premier ministre qui se méfie de tout et de tout le monde et qui se considère comme un intrus dans le paysage politique canadien. Or, poursuit l’auteur, Harper EST effectivement un intrus. Il vient de l’Ouest, alors que la majorité des Canadiens vivent dans l’Est. Il est issu de la banlieue, alors que les élites politiques viennent habituellement de la ville.

Et, selon Ibbitson, en fuyant les hautes sphères universitaires, culturelles et politiques du Canada central comme il l’a fait, Harper est devenu l’incarnation même de l’aliénation, ce qui n’est pas un trait de caractère particulièrement réjouissant pour un premier ministre.

L’auteur a beau admirer Harper et la façon dont il a totalement remodelé le Canada et donné une légitimité à la droite conservatrice, il n’est jamais complaisant. Quand il s’agit de souligner les gaffes politiques et les erreurs de jugement de Harper, il ne s’en prive pas. Et dieu sait que ce ne sont pas les occasions qui manquent. Avant de lire cette bio, riche, fascinante et en passant très bien traduite, je n’aimais pas les politiques de Harper. Quant à l’homme, je ne l’aimais pas non plus, mais je ne savais pas vraiment pourquoi. Maintenant, je le sais.

Stephen Harper, un portrait

John Ibbitson

Éditions de L’Homme

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