Chronique

À qui appartient Montréal ?

Les élus municipaux aiment beaucoup répéter aux citoyens des phrases rassembleuses du genre : « Cette ville est à vous », « Appropriez-vous la ville », « La ville est votre chez-vous ». On inaugure un parc et on balance une de ces phrases à la fin du discours. On accorde le droit d’embellir une ruelle aux citoyens et on couronne le toast au vin mousseux tiède d’une de ces phrases.

Or, s’il y a une chose qu’on découvre dans l’excellent documentaire de Martin Frigon, Main basse sur la ville, c’est que Montréal n’appartient nullement à ses citoyens. Nous vivons dans un espace qui nous permet de dormir, de prendre notre douche et de regarder la télévision, mais pour le reste, Montréal a été, et continue d’être, à la solde de promoteurs et d’investisseurs qui se foutent de l’enlaidir et de lui faire perdre son caractère.

Dans ce film, que vous devez impérativement voir, on revient sur l’enquête qu’Henry Aubin, journaliste au quotidien Montreal Gazette, a menée dans les années 70. Voyant ces autoroutes, ces voies de circulation et ces gratte-ciels apparaître à la vitesse de l’éclair et défigurant la ville au passage, il s’est posé une question fort simple : à qui appartient Montréal ?

Aubin s’est alors lancé dans un travail de recherche monstre qui a duré des mois. Rappelons que les ordinateurs n’étaient pas présents dans les salles de rédaction à cette époque. Alors que le journaliste croyait que des investisseurs américains étaient majoritairement à l’origine de ce branle-bas de combat, il découvre plutôt qu’il s’agissait d’Européens.

Chaque pays avait sa spécialité : les Britanniques érigeaient les immeubles de bureaux et les Italiens, les immeubles d’appartements. Pendant ce temps, les Belges effectuaient les transactions de terrains, et les Français s’occupaient de construire et de fournir le ciment.

Encore portée par la folie des années 60 sous Jean Drapeau, la Ville de Montréal se met littéralement à genoux devant ces investisseurs et développeurs relevant de sociétés archi-complexes. Henry Aubin raconte qu’il s’est rendu un jour au Lichtenstein et a appris à un propriétaire qu’il détenait des tours à Montréal. « Really ? », a répondu l’homme d’affaires.

C’est à cette époque que le Complexe Desjardins, la Tour de la Bourse, l’hôtel Château Champlain, la gare Centrale et l’édifice de Radio-Canada furent érigés. Et c’est ainsi que des quartiers complets furent rasés et que Montréal, une ville qui avait une architecture propre à elle, s’est retrouvée avec des gratte-ciels qui auraient pu être construits n’importe où dans le monde.

Ce film de 46 minutes (qui aurait pu être beaucoup plus long), parle peu de la reprise de contrôle de ce développement par des intérêts québécois, les caisses de retraite du Québec et de l’Ontario essentiellement. Il insiste surtout sur le je-m’en-foutisme des développeurs, peu importe leur origine, qui guide leurs projets.

Les années Gérald Tremblay sont évidemment écorchées. L’un des spécialistes interviewés qualifie de « catastrophe » le dernier cadeau de Tremblay, celui d’avoir permis l’érection de tours allant jusqu’à 40 étages qui poussent actuellement comme des champignons au centre-ville et qui sont en train de le tuer, selon lui.

Ce boom pousse les citoyens, particulièrement ceux qui vivent dans des cellules familiales, vers les banlieues et gonfle le problème de l’étalement urbain. Le film souligne que plusieurs sociétés impliquées dans le développement du centre-ville ont, depuis les années 70, des activités dans le pétrole, les voitures, les pièces d’automobiles et la construction d’autoroutes.

« Montréal n’a plus de frigo », dit un spécialiste. Il doit donc faire venir ses fruits et ses légumes de toutes les régions du Québec. Les terres agricoles autour de la métropole sont devenues hyper convoitées. Le territoire de Laval est composé à 28 % de terres agricoles, mais seulement 50 % d’entre elles sont exploitées à ces fins.

Que font les investisseurs ? Ils achètent ces terres, les laissent en friche pendant des années et attendent le bon moment pour négocier un dézonage avec la Ville. Cette dernière, devant faire face à des dépenses de plus en plus grandes, cède sous la pression afin d’y récolter le pactole des taxes municipales qui seront perçues.

Vers la fin du film, l’anthropologue Serge Bouchard a cette phrase aux accents apocalyptiques : « On est arrivé au bout de l’humanité. On est sur un grand terrain d’asphalte, dans notre voiture et au bout c’est écrit : Costco ! Au-delà de cela, point de salut ! »

C’est également Bouchard qui parle de la meilleure arme pour ces promoteurs : notre amnésie. « C’est ça, le néolibéralisme, dit l’anthropologue. On t’offre un plaisir pour te faire oublier qui tu es et d’où tu viens. »

J’ai vu ce film au moment où la ministre de l’Environnement, Isabelle Melançon, en compagnie de la mairesse de Montréal, Valérie Plante, annonçait une subvention de 75 millions de dollars afin de décontaminer les sols de Montréal. Une partie de cette somme servira à dépolluer des terrains privés.

Je me disais que ça aurait été bien qu’on en profite pour nous dire qui a contaminé ces sols. Il faudrait que les citoyens sachent qui sont ces entreprises et ces promoteurs sans scrupule qui sont venus profiter de l’espace de la ville pour s’enrichir et qui sont repartis en laissant la maison en désordre.

On est peut-être amnésiques, mais on n’est pas cons. On a bien compris que les 75 millions sont pris à même nos poches et vont servir à réparer les erreurs de ceux qui sont venus nous faire croire que Montréal leur appartenait.

C’est pour rétablir ce lien d’appartenance à la ville qu’il faut voir ce film. Et en plus, on nous offre la chance de nous exprimer au cours de quatre projections qui seront suivies de discussions.

Montréal nous appartient. Il serait temps, vraiment temps, qu’on cesse de jouer aux locataires et qu’on agisse en propriétaires.

Main basse sur la ville, dès le 30 mars au Cinéma du Parc

Projections-événements les 2, 3, 4 et 5 avril à 19 h

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