Chronique

Apprendre pour apprendre

Félix Lafrance enseignait au cégep. Il enseignait l’histoire. C’est ce qu’il avait toujours voulu faire : enseigner l’histoire au cégep. Au secondaire, il avait des notes moyennes, 75 %. À l’Université Laval, en histoire : des A, partout.

Puis il a commencé à avoir moins d’heures, au cégep. De moins en moins d’heures. Des fois, pas d’heures du tout.

« Je pouvais passer deux sessions sans me faire offrir de cours, se souvient-il. À la longue, ça devient déprimant. »

Un jour, il y a quelques années, Félix a dû faire face à l’évidence : enseigner l’histoire au cégep, ce serait probablement flirter avec la précarité jusqu’à la fin de ses temps à lui…

Alors, s’est-il demandé, je fais quoi du reste de ma vie ?

Il a décidé d’enseigner. Au privé…

Mais non, pas dans une école privée, au privé dans le sens de : à son compte. Il y a des gens qui donnent des cours de tricot, de peinture, d’anglais…

Pourquoi pas offrir des cours d’histoire au privé, à des groupes d’élèves ?

Un pari fou…

Eh bien, deux ans après avoir commencé, Félix Lafrance offre cinq cours à Alma, à Saguenay et à Roberval, et il a plus de 150 élèves !

« Je ne m’assieds pas là-dessus, me dit-il, mais ça marche. Et c’est la première fois que j’ai de la stabilité depuis que j’ai fini ma maîtrise en 2008. J’ai plus de stabilité que quand j’étais dans le réseau des cégeps. Cette précarité que je te décrivais, tu ne peux pas vivre avec ça quand tu veux une famille…

— Mais l’idée de donner des cours d’histoire au privé, euh, ça t’est venu comment ?

— C’est tout ce que je sais faire ! »

***

« Nous étions rendus à Thomas Jefferson… »

Félix Lafrance est devant sa classe de 23 élèves, dans un local de la bibliothèque d’Alma, par un matin récent.

Derrière lui, sur un écran géant, des images d’époque et ces mots : « Cours 6 de l’Histoire des États-Unis, le nouveau contexte politique et socioéconomique (1789-1820) ».

« Petit rappel, on est dans les balbutiements de ce nouveau pays qu’on appelle les États-Unis, qui a durement gagné son indépendance… »

Achat de la Louisiane, Land Ordinance Act, Destinée manifeste, victoire d’Andrew Jackson à La Nouvelle-Orléans contre les Britanniques, Conquête de l’Ouest : Félix Lafrance raconte à ses élèves comment, au XIXe siècle, s’est développé ce pays qui allait dominer le XXe

Les élèves sont à peu près tous des retraités, pas mal tous dans la soixantaine. Beaucoup d’anciens profs. Qui suivent des cours de yoga, d’anglais, qui lisent beaucoup. Et qui suivent son cours d’histoire, pour ne pas dire « ses » cours d’histoire : plusieurs ont suivi d’autres cours avec Félix Lafrance, avant.

Lucie Lévesque : « Ça nous ouvre l’esprit, suivre les cours de Félix. On fait des liens avec ce qu’on lit, avec l’actualité… »

Et l’actualité, en ce début novembre, est dominée par les États-Unis, qui s’apprêtent à voter aux élections de mi-mandat.

Marthe Belley : « On a étudié le Sénat, la semaine passée. Ça nous aide à comprendre le système électoral… »

Michel Turpin : « Jeune, j’aurais trouvé ça plate, un cours d’histoire des États-Unis. Mais avec Félix, c’est jamais plate ! »

Norma Fortin, ex-enseignante de Félix Lafrance en quatrième année (!) : « Je viens pour le plaisir d’apprendre. »

Permettez que j’insiste sur ce que vient de dire Mme Fortin : le plaisir d’apprendre. Les 150 élèves de Félix Lafrance répartis dans trois villes sont tous là uniquement pour ça, pour le plaisir d’apprendre, je veux dire.

Il n’y a pas d’examens ou de tests dans les cours de Félix. Pas de diplôme, pas de note de passage.

Apprendre pour apprendre.

***

« Dans le cours, c’est fou, le jeudi soir à Alma, ça déborde, ça débat. Après le cours, bien souvent, on finit ça à la bière et les discussions se poursuivent… »

Justement, nous en sommes à la bière, Félix et moi…

« J’ai le meilleur des mondes. J’enseigne beaucoup. Le reste du temps, je lis et je prépare mes cours… »

Pas de réunions, pas de bureaucratie, comme quand on enseigne au cégep ou à l’université. Apprendre pour apprendre, disais-je. Et apprendre pour apprendre, c’est d’une légèreté irrésistible dans la forme, même pour le prof…

Histoire du Québec, histoire des États-Unis : il n’est pas surpris du succès de ces cours. Ça résonne avec le présent, forcément, de façon concrète. Mais c’est le printemps dernier que Félix a réussi le test de ses cours au privé…

« J’ai offert un cours sur le Moyen Âge !

— Et ?

— Et ça a marché ! »

Il a eu 70 inscriptions. Pour un cours sur le Moyen Âge !

« Je me suis dit : “Si ça, ça marche, tout va marcher”, parce que les liens entre le Moyen Âge et le temps présent sont moins évidents… »

Cet automne, pour ce cours sur les États-Unis avant la Seconde Guerre, ils sont 150, à 200 $ par tête pour 12 cours de deux heures. Il enseigne le lundi et le mardi (matin et après-midi) ainsi que le jeudi soir.

Assez pour en vivre, assure-t-il : « Je suis un habitué de la frugalité. »

Je lui demande ce qu’il a appris sur l’enseignement, à enseigner à des adultes qui ne veulent qu’apprendre pour apprendre. « Ça m’a ramené à l’essentiel », répond Félix : au cégep, il enseignait à des groupes de 40 à 48 élèves, « dont la moitié s’en sacraient », mais dans ses cours privés, il enseigne à des adultes qui choisissent d’être là…

« C’est du plaisir avec une caution morale et citoyenne. On revient à la base : on apprend pour changer la société. Pas pour trouver une job, et je n’ai rien contre l’idée d’aller à l’école en espérant trouver une job. Mais je trouve qu’on est en train de réduire le système scolaire à quelque chose d’utilitaire, qui transforme les citoyens en travailleurs… »

Félix repense au chemin parcouru, à ses années de galère à espérer une permanence pour faire ce qu’il aime : enseigner. Il repense à cette idée folle : donner des cours d’histoire comme on donne des cours de tricot.

Et le monde a répondu présent…

C’est comme si Félix Lafrance, entrepreneur en enseignement de l’histoire (!), n’en revenait pas encore.

« La demande est forte. J’ai fait un sondage et les élèves aimeraient en savoir plus sur la Grèce antique, sur l’Islam… Mais je ne connais pas tout, moi. J’ai fait ma maîtrise sur les idées en France au XVIe siècle… »

Félix se pince quasiment, rêve que d’autres profs l’imitent. Tiens, il rêve un peu plus fort, à voix haute : il rêve de retaper une maison patrimoniale où il pourrait enseigner avec d’autres qui donneraient des cours de philosophie, d’astronomie…

Il a l’impression de faire une différence, petite et immense à la fois : « Les gens viennent discuter des affaires de la Cité. En apprenant, ils essaient de changer le monde… »

***

Samedi de la semaine dernière, si vous vous souvenez bien, je vous ai raconté comment « Le monde est malheureux ». Travailler, c’est le tiers de nos vies. C’est fou, mais c’est ça. Passer le tiers de sa vie à s’emmerder, c’est long longtemps. Ça peut être aliénant.

L’histoire de Félix Lafrance est l’envers de cette chronique de samedi dernier. J’allais au Saguenay à la rencontre d’un prof d’histoire à l’histoire pas banale…

Je l’ai trouvé. Le prof, je veux dire.

J’ai surtout trouvé à Alma un homme heureux, métaphoriquement riche à millions : il fait ce qu’il aime.

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