Chronique

Castro était un dictateur, mais…

Dans Le Football, ombre et lumière, Eduardo Galeano a un tic : l’essayiste uruguayen revient ici et là, au gré de son essai sur les intersections de la vie et du soccer, sur les rumeurs de la chute de Fidel Castro.

« Des sources bien informées de Miami annonçaient la chute imminente de Castro, qui n’était plus qu’une question d’heures… »

C’est un running gag, comme on dit à La Havane, une façon d’ironiser sur l’obsession que suscita de son vivant, en tout cas au plus fort de la guerre froide, la simple existence d’une minuscule dictature communiste située sous le pied des gigantesques États-Unis d’Amérique.

Galeano a écrit son livre en 1995 : Castro n’est jamais « tombé », sa dictature lui a même survécu…

Dictature ?

Allons, on ne va pas s’obstiner là-dessus ?

Chipoter sur le fait que Castro était un dictateur, ce n’est pas sérieux. Quand tu emprisonnes les dissidents, quand ton parti est le seul à se présenter aux « élections », quand aucun média ne peut dire que t’as tort… Ce sont généralement des signes qui ne trompent pas.

Je sais, je sais, Castro a ses fans sous nos tropiques, il a ses armées d’admirateurs prêts à relativiser sa révolution et à affirmer que nous aussi, ici, vivons sous une forme de dictature – celle du marché, etc. –, mais ceux-là peuvent au moins dire tout cela sans se faire sacrer en prison. On a vu pire, en termes de dictatures.

Oui, bon, j’arrive un peu tard dans la game cubaine, 10 jours après la mort de Fidel Castro, on a l’impression que tout a été dit. Mais permettez que je m’épanche un peu aussi, maintenant qu’il a été mis en terre. Et avant d’aller plus loin, si vous n’avez pas lu mon camarade Boisvert dans ses aventures cubaines, vous devriez, il excelle tout autant dans le reportage que dans le décorticage des décisions de la Cour suprême.

Fidel Castro était un dictateur. Il n’y a pas de mal à le dire, même que c’est une sorte d’impératif moral de le dire. Sauf que Cuba a été dirigé par un dictateur avant Castro. Un dictateur du nom de Fulgencio Batista. Ce bon Fulgence avait régné démocratiquement de 1933 à 1944. Puis, en 1952, bang ! coup d’État : il s’empare du pouvoir.

Et il a fait quoi ?

Eh bien, Batista a emprisonné ses opposants, s’est arrangé pour être le seul à se présenter aux « élections » et il a aussi muselé les médias…

Bref, un dictateur. Un dictateur à la botte des États-Unis. La chose est connue, la chose est documentée : Cuba était sous Batista – depuis la guerre américano-espagnole, en fait – une sorte de colonie des États-Unis, qui y faisaient à peu près ce qu’ils voulaient.

Eduardo Galeano (encore) écrivait en dilettante sur le soccer, mais son livre le plus connu est un grand classique : Les veines ouvertes de l’Amérique latine. Il y explique comment tous les impérialismes ont saigné son continent. Tous les impérialismes, incluant l’impérialisme américain.

Je cite Galeano, page 101 : « En 1960, l’ex-ambassadeur américain à Cuba, Earl Smith, déclara devant une sous-commission du Sénat : “Jusqu’à l’arrivée de Castro au pouvoir, les États-Unis avaient à Cuba une telle influence que leur ambassadeur était le second personnage du pays ; peut-être même était-il plus important que le président cubain. »

Et tout le livre de Galeano est à l’avenant : Les veines ouvertes de l’Amérique latine documente comment cette dernière a été une sorte d’archipel de colonies à la botte de tous les impérialismes, le plus récent et le plus puissant étant celui des Américains. Chili, Argentine, Guatemala et autres Honduras, name it, comme ils disent à Washington : les États-Unis y ont régné en se fichant bien de la souveraineté des uns et des autres.

Alors, Castro était un dictateur. Je n’aime pas les dictateurs. Je ne ferais pas mon métier dans une dictature. Sauf que si c’est un impératif moral de ne pas passer sous silence que Fidel Castro était un dictateur, il est tout aussi obligatoire de dire pourquoi il était un héros pour tant de gens, d’abord et avant tout en Amérique latine : parce qu’il est vu comme un homme qui a résisté avec succès aux velléités impérialistes des États-Unis.

Et contrairement aux autres dictateurs d’Amérique latine de son époque, Castro a transformé son pays, lui a donné l’accès à l’école et aux soins de santé, exportant même ses médecins dans les pays voisins, tiens…

De Galeano, passons à Howard Zinn, l’essayiste américain hyper-critique de l’impérialisme de son pays, dans Une histoire populaire des États-Unis : « Quand John F. Kennedy a pris le pouvoir, il a lancé l’Alliance pour le Progrès, un programme d’aide pour l’Amérique latine, mettant l’accent sur les réformes sociales pour améliorer la vie des gens. Mais c’était un programme d’aide principalement militaire qui gardait au pouvoir des dictateurs de droite, pour les aider à écraser les révolutions. »

Googlez « Pinochet » pour connaître la suite…

Moi aussi, j’aime les États-Unis. Comme vous, j’y vais en voyage : Californie, Maine, New York… Comme vous, la culture américaine fait partie de ma vie, peut-être même de mon identité. Je veux dire que ce pays est une présence positive dans ma vie.

Mais en Amérique latine, on sait encore les saloperies faites ou commanditées par les États-Unis avec l’aide de potentats locaux, on sait que la lutte contre le communisme avait le dos large en tabarslak. On n’a pas oublié. On sait que le « libre » marché avantage d’abord et avant tout celui qui en dessine les contours, à l’insistance de United Fruit et de Texaco.

Ici, sous nos cieux, on a un peu oublié, oui, oublié que l’appui des États-Unis ne s’est pas fait pour le bien des populations dans ces pays aux veines ouvertes. Comme Cuba, avant 1959.

Ça nous amène à dire des sottises des fois, ça nous amène à oublier d’ajouter un « mais » après les mots « Fidel Castro était un dictateur », comme dans « Fidel Castro était un dictateur, mais il a su créer plus de dignité que le dictateur d’avant… »

On n’excuse rien, en disant ça. On explique, en disant ça, on contextualise. Parce qu’on oublie si facilement ça, l’Histoire, on oublie, tiens, les dictateurs bien soutenus par l’Amérique, en 2016. Googlez Arabie saoudite, Égypte, Jordanie, Turquie, la liste est longue. L’Histoire se répète, mais elle se répète ailleurs…

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