Éditorial Maxime Bergeron

ATTRIBUTION DES CONTRATS PUBLICS Pour en finir avec la loi du plus « cheap »

C’était l’une des principales recommandations de la commission Charbonneau : le Québec devrait s’éloigner de la sacro-sainte règle du plus bas soumissionnaire au moment d’attribuer des contrats publics.

Presque trois ans plus tard, les choses changent à pas de tortue.

Pire, des reculs sont envisagés.

La dictature du « pas cher » persiste dans l’attribution des contrats, autant dans les municipalités que les organismes publics de la province. Le prix d’abord, la qualité ensuite, dans bien des cas.

Cette façon de faire désuète a favorisé pendant trop longtemps la collusion dans l’industrie de la construction, comme l’a relevé avec justesse la commission Charbonneau en 2015. Les entrepreneurs véreux n’avaient qu’à s’entendre sur un (petit) prix commun, et hop, ils pouvaient se partager les contrats à tour de rôle. Quitte à facturer une série d'extras en cours de route – leur façon chouchou de se renflouer.

Plus dramatique encore : le choix systématique du plus bas soumissionnaire a contribué à un nivellement vers le bas dans bon nombre de projets publics, que ce soit en matière de conception, d’architecture ou de choix des matériaux. Exit l’innovation et l’audace, bonjour la redite et la banalité.

On a vu au Québec de trop nombreux exemples de routes défoncées après un seul hiver et d’immeubles publics truffés de problèmes dès leur inauguration. Ou, encore plus fréquemment, d’ouvrages publics fades et génériques, construits selon des critères de qualité minimum. La galerie des horreurs pourrait remplir plusieurs écrans de La Presse+.

Le gouvernement Couillard devrait agir de façon décisive pour renverser la vapeur et prêcher par l’exemple, mais il semble plutôt faire des pas dans la mauvaise direction.

Cri du cœur

Une trentaine de gros noms de Québec inc. ont tiré la sonnette d’alarme cette semaine. Leur message – « faudra-t-il un autre viaduc de la Concorde ? » – est provocateur, mais leurs inquiétudes sont tout à fait justifiées.

Les membres de cette coalition – qui inclut l’Association des firmes de génie-conseil, l’Association des architectes en pratique privée, le Conseil du patronat et des groupes sociaux comme Équiterre – dénoncent un changement réglementaire proposé discrètement par Québec à la fin juin.

Cette modification vise à autoriser de nouveaux modes d’octroi des contrats au ministère des Transports et à la Société québécoise des infrastructures – deux des plus gros donneurs d’ouvrage de la province. Si Québec va de l'avant, ces deux organismes pourront très bientôt choisir à leur guise le plus bas soumissionnaire dans la phase de conception des ouvrages publics.

Il s’agirait d’un recul majeur et stupéfiant, tonne le regroupement. Surtout que les règles d’attribution des contrats pour les services professionnels d’architecture et d’ingénierie avaient été révisées après l’effondrement du viaduc de la Concorde en 2006 pour prioriser la qualité sur le prix. Une question de sécurité pour les citoyens québécois.

Entrepôt de palettes

Robert Poëti, le ministre délégué à l’Intégrité des marchés publics et aux Ressources informationnelles, balaie ces inquiétudes d'un revers de la main. Il affirme que les ministères auront maintenant un « coffre d’outils global » pour choisir le meilleur mode d’appel d’offres. La règle du plus bas prix sera « une exception » et pourrait être utilisée dans le cas d’un bâtiment « carré, pas chauffé, destiné à entreposer des palettes de bois », nous a-t-il illustré.

Les gens de l’industrie ne sont pas rassurés par ces propos. Bien au contraire.

Même si les villes et ministères ont déjà la possibilité de recourir à différents modes d’attribution des contrats, c’est encore trop souvent la règle du plus bas soumissionnaire qui l’emporte dans le monde de la construction.

Le changement réglementaire proposé par Québec viendra accentuer cette tendance.

Année de transition

Tout n’est pas noir pour autant. Les villes bénéficient de nouveaux pouvoirs depuis l’entrée en vigueur de la loi 122 au début de l’année. Cette loi leur donne plus d’autonomie, notamment en matière de mode d’attribution des contrats.

Leurs façons de faire pourraient – et devraient – être revues.

En parallèle, l’Autorité des marchés publics (AMP) fait ces jours-ci ses premiers pas et devrait être fonctionnelle d’ici six mois.

Denis Gallant, qui a agi comme procureur en chef adjoint de la commission Charbonneau et comme inspecteur général de la Ville de Montréal, pilote ce nouvel organisme dont les pouvoirs seront considérables. L’AMP sera notamment chargée de mettre de l’ordre dans le processus d’attribution des contrats d’une série de ministères et d’organismes publics de la province.

La prochaine année en sera donc une de transition dans la révision des procédures d’appels d’offres au Québec. Qui produira des améliorations, et non des reculs, peut-on seulement espérer.

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« Lorsque les soumissionnaires savent que le contrat sera octroyé selon la règle du plus bas soumissionnaire conforme, ils peuvent élaborer un stratagème de collusion selon lequel ils n’ont qu’à s’entendre sur le prix des soumissions pour décider du résultat de l’appel d’offres. La prévisibilité du processus d’octroi facilite la corruption et la collusion, dans la mesure où elle assure les partenaires du pacte de corruption ou de collusion de l’efficacité de leurs manœuvres frauduleuses. »

Source : extrait du rapport de la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction (Charbonneau), novembre 2015

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« L’adoption de règles d’adjudication reposant sur une pondération plus variée des critères qualité et prix aurait aussi pour avantage d’inciter les donneurs d’ouvrage publics et les soumissionnaires potentiels à se préoccuper davantage de la qualité des infrastructures dont ils ont la charge, que ce soit en matière de conception, de surveillance ou de construction. Actuellement, le recours presque exclusif à la formule dite “du plus bas soumissionnaire conforme” dans les contrats de construction incite les entreprises à réduire autant que possible leurs coûts, le plus souvent au détriment de la qualité et de l’innovation. »

Source : extrait du rapport de la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction (Charbonneau), novembre 2015

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