« La vidéo est criante »
Un groupe de médias tente de convaincre la Cour supérieure de rendre publiques les images captées lors de la tuerie à la Grande Mosquée
Québec — Alexandre Bissonnette risque d’écoper de la plus longue peine de prison de l’histoire moderne canadienne et le débat entourant ce verdict peut-être historique sera incomplet si le public ne peut voir les vidéos du massacre à la Grande Mosquée de Québec.
C’est ce qu’a fait valoir hier l’avocat d’un consortium de médias. Me Jean-François Côté tente de convaincre la Cour supérieure de permettre aux médias de diffuser les vidéos de la tuerie, expurgées des passages les plus violents.
« La vidéo est parlante. Elle est criante. Elle a manifestement un intérêt dans la détermination de la sentence. C’est pourquoi les gens doivent avoir accès à certains passages de ces vidéos-là », a fait valoir l’avocat des médias.
Les images de la tuerie du 29 janvier 2017 doivent être déposées par la poursuite lors des plaidoiries sur la peine, qui commencent aujourd’hui. Selon l’avocat des médias, si la poursuite estime que ces images sont pertinentes dans les débats sur la peine de Bissonnette, alors elles sont pertinentes pour la population.
« Il n’y a pas beaucoup de débats sur le cumul des sentences. Il n’y a pas beaucoup de précédents. Il y aura donc un débat sur la sentence, un débat de société », affirme Me Côté.
« Pourquoi, si les médias enlèvent les images de violence crue, on les empêcherait de diffuser ces images et de laisser aux gens le droit de se faire leur propre idée ? »
— Me Jean-François, avocat d’un consortium de médias
Bissonnette est passible d’une peine de prison à perpétuité sans possibilité de libération avant 150 ans, selon le principe du cumul des peines prévu au Code criminel depuis l’adoption en 2011 d’une loi par le gouvernement conservateur d’alors.
L’avocat de Bissonnette va contester la constitutionnalité du principe du cumul des peines. Charles-Olivier Gosselin milite pour une peine de 25 ans de prison ferme pour l’auteur de l’attentat, qui a fait six morts et cinq blessés graves.
La Couronne est d’accord pour que les médias puissent décrire le contenu des vidéos, mais s’oppose farouchement à leur diffusion. Elle a fait témoigner deux experts vendredi. Selon eux, la diffusion des vidéos pourrait traumatiser les survivants et les familles des victimes, influencer d’autres tireurs et même créer des imitateurs de Bissonnette.
Le tireur de la Grande Mosquée de Québec lui-même s’est abreuvé aux exemples d’autres tueurs. Les enquêteurs ont constaté sur son ordinateur qu’il a consulté plus de 200 fois des sites faisant référence à Dylan Roof, un raciste qui a abattu neuf Noirs dans une église. Bissonnette a aussi regardé une semaine avant de passer à l’acte un montage du film Polytechnique dans lequel on voit Marc Lépine tuer des étudiantes.
« Les vidéos se perdraient dans l’infini de l’internet. Comment assurera-t-on le contrôle si les vidéos du 29 janvier sont diffusées ? a demandé le procureur de la Couronne, Me Thomas Jacques. La science a démontré que plusieurs tueurs de masse se sont inspirés d’autres meurtres. »
« La preuve démontre qu’Alexandre Bissonnette s’est inspiré de ses pairs. Sans compter que ça pourrait être utilisé par des groupes radicaux à des fins de propagande. »
— Me Thomas Jacques, procureur de la Couronne
Une experte de la Couronne a aussi laissé entendre que les enfants des six victimes pourraient très mal réagir s’ils voyaient les images. « Pour ces enfants, le risque de ces vidéos […] est d’éveiller un désir très, très légitime de vengeance », a dit à la Cour la psychiatre Cécile Rousseau.
L’avocat des médias a remis en cause la théorie de l’imitateur. Me Côté a souligné que les experts de la Couronne arrivaient difficilement à quantifier le nombre de jeunes radicalisés qui pourraient être influencés par les vidéos de la tuerie.
« D’après vous, ça prend combien de personnes, faire sauter le complexe G ? », a répondu le juge François Huot.
Les débats sur les vidéos ont été menés dans une ambiance de suspicion. Les journalistes ont été menottés par plusieurs ordonnances de non-publication. À un moment vendredi, les reporters dans la salle d’audience ont reçu l’ordre de ne prendre aucune note manuscrite, alors qu’on se préparait à diffuser les vidéos. Des constables postés derrière eux s’assuraient qu’ils n’utilisaient pas leur clavier.
Tant la Couronne que la défense ont mis en doute les motivations des médias. « Ça relève du sensationnalisme plus que du droit à l’information de qualité », a dit hier Charles-Olivier Gosselin.
Le juge François Huot s’est tout de même porté à leur défense, précisant que son commentaire ne préjugeait pas de sa décision à rendre.
« Ce débat s’inscrit dans une continuité judiciaire qui prévaut depuis plusieurs années où les médias, qui ont un rôle de chien de garde de la démocratie, cherchent à livrer le plus d’informations possible à la population, a noté le juge Huot. Je ne vois ici aucun motif oblique. Je ne vois rien dans la présente requête qui laisse entendre une requête motivée par le sensationnalisme et le manque de goût. »
Le magistrat doit rendre sa décision aujourd’hui à 11 h. Mais les probabilités que le public puisse un jour voir les images de la tuerie sont extrêmement minces. La Couronne a en effet déjà annoncé qu’elle envisageait de renoncer à déposer les vidéos en preuve si le juge donnait raison aux médias. Si les vidéos ne sont pas déposées en preuve, les médias n’y auront pas accès.