Opinion 

Polytechnique, 30 ans après

Les gants

Il y a 30 ans, l’attentat de Polytechnique a fait taire à jamais 14 jeunes femmes en plein envol. On se remémore ces victimes, et le soupir qui accompagne nos pensées est éloquent : c’est celui du soulagement de pouvoir mettre les mots sur les faits. Bien sûr que c’était un attentat antiféministe. N’évoquer que la folie d’un homme était une erreur, tous les tueurs sont de grands malades.

Ce qui a marqué, c’était la cible. Et la cible, c’était les femmes.

Omerta

Mais on ne pouvait pas le dire.

C’est en plein ressac antiféministe que j’ai commencé à travailler dans les médias, et je n’écrivais pas encore. En toile de fond : l’année 1989, moment de bascule dans le monde avec la chute du mur de Berlin, et au Québec, l’adoption de plusieurs lois cruciales pour la société.

En effet, après une longue bataille des groupes de femmes et de politiciennes (et malgré la grande résistance de leurs collègues masculins), la loi sur le patrimoine familial fut votée et garantissait l’égalité économique entre deux conjoints en cas de séparation ; la même année, l’affaire Chantal Daigle enflamma les esprits, et se solda par la reconnaissance par la Cour suprême de la liberté pour les femmes de choisir l’avortement.

Ces deux dossiers furent hautement médiatisés, et les féministes n’y tenaient pas le beau rôle, même si, pourtant, elles luttaient pour la justice sociale.

L’attentat de Polytechnique est venu comme une gifle. La société québécoise, les femmes et les hommes qui la composaient se sont enfoncés dans le déni. On ne pouvait plus évoquer le féminisme ni la violence contre les femmes : la guerre des sexes, expression que je déteste, était déclarée.

Travailler comme féministe

1989 est donc l’année où j’ai compris qu’il me fallait apprendre à mettre des gants si je voulais un jour écrire sur l’égalité entre les femmes et les hommes. Quelques années plus tard, j’ai publié mes premiers textes en prenant des moyens détournés pour proposer des sujets féministes à mes patrons et patronnes. Quels qu’ils soient, les médias de masse vivaient une véritable paranoïa et il ne fallait pas prononcer ces mots qui causaient la discorde et repoussaient (soi-disant) l’auditoire.

Retrouver la parole

Or à force de mettre des gants, on apprend à se taire. Entre collègues, majoritairement masculins, non seulement il était impossible de démontrer l’existence de l’hégémonie patriarcale, mais si vous vouliez prendre votre place, il fallait jouer le jeu, encaisser les moqueries, se faire couper la parole, se faire harceler, continuer à sourire et à faire la cute, comme on disait entre filles.

C’est le détour par la littérature qui m’aura donné la force de m’exprimer. Ce sont les professeures croisées pendant mes études universitaires, que je suivais tout en travaillant, qui m’enseignèrent les outils, les arguments, le courage. Tout cela dissimulé dans la prose des romancières et essayistes que je lisais et analysais dans mes travaux.

Sans peur ?

Toutes ces femmes, de chair et de papier, m’ont fait découvrir la solidarité féministe et m’ont aidée à prendre confiance en moi. Outre l’immense tristesse causée par la disparition des 14 victimes, qui, elles, ne parleront plus jamais, je crois que Polytechnique a laissé des traces en réactivant la peur des femmes de prendre part aux débats publics, de se prononcer.

Ce drame a contribué à créer un climat hostile, et nous menons nos vies, encore aujourd’hui, avec une fausse insouciance.

Même en 2019, nous surveillons nos arrières, et quand j’aborde le féminisme dans une assemblée, un local étudiant ou un lieu public, je m’enquiers toujours si quelqu’un surveille. Je me dis toujours : on ne sait jamais. Et s’il fallait mieux illustrer cette peur, nous n’avons qu’à voir combien les femmes qui s’expriment publiquement essuient quotidiennement insultes et menaces.

L’espoir

Mais elles ne se tairont plus. Les multiples voix féministes qui ont émergé dans les dernières années sont puissantes. Et, 30 ans après le drame, elles ont des alliés de taille : les médias, qui ont radicalement changé leur façon d’aborder le sujet du féminisme, et qui jouent un rôle prépondérant dans la lutte pour l’égalité. C’est un progrès qu’il faut chérir et faire grandir.

Pour comprendre le contexte social et politique de l’époque à laquelle se sont déroulés les féminicides de Polytechnique, le comité Mémoire a invité la journaliste et essayiste Josée Boileau à remonter le fil des événements, dans ce livre à la fois personnel et collectif : Ce jour-là – Parce qu’elles étaient des femmes (Éditions La Presse). Une référence, en plus de ces portraits de 14 jeunes femmes qu’on ne pourra jamais oublier.

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