Chronique

Les oubliés de la campagne

« Noémie, lequel ne coupe pas dans l’aide sociale ? »

C’était l’autre matin, à l’Atelier des lettres, dans le quartier Centre-Sud. Un organisme d’alphabétisation où on apprend à des gens parmi les plus démunis de la société à lire, à écrire, mais surtout à être des citoyens informés, prêts à aller voter.

La poète Noémie Pomerleau-Cloutier y est animatrice. Pendant toute la durée de la campagne, au « café journal » du matin, elle a préparé des revues de presse avec les participants. Ensemble, ils ont recensé les articles portant sur les chefs et les ont placés dans un grand tableau. Un commentaire qui revenait souvent, c’est : « Il me semble qu’on n’a jamais rien sur Manon ! »

Manon, c’est bien sûr Manon Massé, la co-porte-parole de Québec solidaire. Ils l’appellent par son prénom parce qu’ils la connaissent comme députée de Sainte-Marie–Saint-Jacques, la circonscription où se trouve l’Atelier des lettres. Elle les connaît aussi par leur prénom et les salue quand elle les croise dans la rue.

Pour ces oubliés de la campagne, la question de l’urne, c’est celle dont on n’a presque pas parlé. C’est la lutte contre la pauvreté, intimement liée à la lutte contre l’analphabétisme. Intimement liée surtout à leur lutte quotidienne pour la dignité.

Noémie se garde bien de leur dire pour qui voter. Mais elle s’assure de faire d’eux des citoyens informés. « On a essayé de décortiquer chaque promesse et de discuter. Est-ce une bonne promesse pour nous ? Est-ce une bonne promesse pour le Québec ? Sera-t-elle tenue ? »

Noémie a aussi préparé pour les participants un aide-mémoire pour voter. Chacun s’est vu remettre un petit papier avec le nom des candidats dans sa circonscription, leur photo, le sigle du parti et l’adresse du bureau de vote. L’animatrice s’est aussi assurée qu’ils sachent comment s’y rendre ou qu’ils soient accompagnés au besoin. On a même organisé avec les participants une répétition générale avec un bulletin de vote où chacun devait choisir son produit d’épicerie préféré, cocher au bon endroit et mettre son bulletin dans l’urne. L’exercice a permis de faire élire à la rigolade le parti « Yogourt » et, surtout, d’expliquer la dynamique minoritaire/majoritaire.

Il est de bon ton de se moquer des gens qui peinent à lire et à écrire, en présumant que cela les rend inaptes à voter. Mais sachant que l’analphabétisme, qui est le lot d’un Québécois sur cinq, est le plus souvent lié à la pauvreté, cela revient à se moquer de gens pauvres parce qu’ils sont pauvres. 

« Les gens ne réalisent pas à quel point c’est un privilège d’avoir eu une scolarisation de qualité », me faisait remarquer Noémie.

Dans une société où l’école est obligatoire et accessible, il est inacceptable que ce soit encore un privilège que de savoir lire et écrire. C’est pourtant la triste réalité. Sans être à proprement parler « analphabète », la moitié de la population ne peut pas lire ni comprendre un article de journal. Et contrairement à ce qu’on tend à croire, il ne s’agit pour la plupart ni de gens très âgés ni d’immigrants.

19 %

Pourcentage de Québécois qui sont analphabètes

34 %

Pourcentage de Québécois qui éprouvent de grandes difficultés de lecture

Grâce au travail remarquable de Noémie et de ses collègues, les participants de l’Atelier des lettres ne sont certainement pas des analphabètes politiques. En vérité, après un mois de campagne, il y a des gens scolarisés qui sont moins informés qu’eux… « Ce n’est pas parce que quelqu’un ne sait pas lire qu’il n’a pas de connaissances et qu’on peut lui raconter n’importe quoi ! », insiste l’animatrice.

Le fait est qu’ils connaissent des choses que bien des politiciens ne connaissent pas. Ils connaissent la pauvreté, par exemple. Ils connaissent l’exclusion. Ils connaissent la honte. Ils connaissent la débrouillardise. Ils savent ce que c’est que d’avoir 3 $ en poche pour finir le mois. Et ils ont évidemment sursauté en apprenant que Philippe Couillard croit réaliste de faire l’épicerie pour un adulte et deux enfants avec 75 $ par semaine. Cette bévue du premier ministre, ils l’ont reçue comme une insulte.

« Je pense qu’il est anorexique ! », a lancé Ann-Marie Liboiron-Labrecque, qui, à 25 ans, est la plus jeune des participantes de l’Atelier des lettres.

Lundi, pour la première fois de sa vie, Ann-Marie ira voter. Tout bien considéré, le parti qui la rejoint le plus dans ses préoccupations est Québec solidaire, me dit-elle. « C’est le parti qui s’intéresse le plus aux gens qui ont peu de moyens et qui veulent s’en sortir. »

Après un parcours de combattante marqué par la pauvreté, des difficultés d’apprentissage et la dépression, Ann-Marie fait partie de ces gens qui travaillent très fort pour s’en sortir. « Le fait d’aller à l’Atelier des lettres, ça nous donne un pouvoir », me dit-elle.

« Ann-Marie est une jeune femme fabuleuse, très allumée. Elle m’impressionne », m’avait confié, avant que je ne la rencontre, Martine Fillion, la coordonnatrice de l’Atelier des lettres.

C’est vrai qu’elle est impressionnante. Il fallait la voir monter sur scène, mercredi soir, au lancement de L’abécédaire populaire, dans le cadre du Festival international de la littérature. Ann-Marie a ému le parterre d’invités en lisant sa « tranche de vie » consignée sous la lettre V de l’abécédaire – un recueil qui est le fruit du travail d’adultes en démarche d’alphabétisation de l’Atelier des lettres et de personnalités ayant à cœur cette cause. Une tranche de vie comme un poème triste qui finit bien, où elle parle de solitude, de dépression, de courage et de bonheur retrouvé.

Extrait : 

je suis seule comme d’habitude

c’est un cercle sans fin comme d’habitude

je penserais à mourir comme d’habitude

je me morfonds sous les couvertes comme une termite

pour me sentir dans le ventre de ma mère

je suis cachée de tous, même de moi-même

exclue de la société

perdue dans le monde

pour vivre ce que je vis

ça prend beaucoup de courage

Aux côtés d’Ann-Marie, il y avait tous les participants de l’Atelier des lettres, de 25 à 82 ans, qui ont contribué au collectif. Chacun leur tour, ils ont lu des extraits, nerveux et fiers. Parmi eux, des gens qui, il n’y a pas si longtemps, n’osaient même pas dire un mot en public.

Une fois la lecture publique terminée, le public ému s’est levé pour applaudir ces auteurs qui reviennent de loin. Certains pleuraient. On leur a si souvent dit qu’ils ne connaissaient rien qu’ils ont fini par le croire. Et voilà qu’on leur rappelait, s’ils en doutaient encore, qu’ils connaissent très bien une chose : le courage.

L’ANALPHABÉTISME AU QUÉBEC

• 10 % ont de 16 à 25 ans.

• 39 % ont de 26 à 46 ans.

• 51 % ont de 46 à 65 ans.

Sources : Fondation pour l’alphabétisation, OCDE et Statistique Canada

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