Sylvie Drapeau

En pièces détachées

Avec près de 70 pièces en carrière, dont une majorité de premiers rôles, Sylvie Drapeau est l’une des perles précieuses du théâtre au Québec. Dès mardi, la comédienne sera en vedette dans l’adaptation de son œuvre romanesque, Fleuve, sous la direction d’Angela Konrad, au Théâtre du Nouveau Monde (TNM). Une rencontre fort attendue entre une grande actrice et son univers. Un monde à la fois tragique et lumineux. Portrait en cinq actes.

La naissance d’une actrice

Ardente, puissante, impériale, Sylvie Drapeau est tout cela sur la scène ! Or, la comédienne a aussi quelque chose de fragile, de vulnérable ; comme un avertissement pour nous rappeler que tout peut chavirer en un instant… au théâtre comme dans la vie.

Voilà trois décennies qu’on voit « la » Drapeau partout au théâtre, sans jamais se lasser. À chaque chute du rideau, on la redemande. Et on lui confie d’autres beaux personnages. Elle a été Albertine et Thérèse chez Tremblay ; Blanche chez Williams ; Lioubov chez Tchekhov ; Agrippine chez Racine. En passant par Shakespeare, Claudel, Beckett, Goldoni… Drapeau a fréquenté tous ces auteurs avec passion, presque avec dévotion.

Juste retour des choses, donc, de la retrouver au TNM, cette fois en tant qu’auteure et interprète de Fleuve, l’adaptation de ses romans autobiographiques, avec, entre autres, Karelle Tremblay et Samuël Côté. Est-elle nerveuse de jouer ses propres mots ? « J’arrive à me détacher, à prendre du recul. Déjà, dans les livres, les mots sont sculptés pour faire un autre objet », répond-elle en entrevue, la semaine dernière au TNM, après ses répétitions sous la direction d’Angela Konrad.

Comédienne appréciée du public et de la critique, Sylvie Drapeau a découvert le théâtre presque par accident. En arrivant dans la métropole, en 1981, la jeune femme de Baie-Comeau s’inscrit au baccalauréat en études françaises de l’Université de Montréal. Au bout d’une session, l’étudiante juge que les cours sont trop théoriques. « J’ai alors pensé qu’il fallait obligatoirement être intellectuel pour écrire, dit Drapeau, ce que je ne suis pas. J’ai abandonné à la fin de l’année. Heureusement, grâce au théâtre, j’ai pu découvrir et interpréter les mots des autres. »

L’année suivante, elle s’inscrit à l’École nationale de théâtre. Très vite, un certain René Richard Cyr va voir son talent.

« René Richard m’avait dirigée, avec ma classe, dans une pièce de Fassbinder, se souvient Drapeau. J’ai vu dans ses yeux qu’il croyait en moi. C’était la première fois que je sentais cela… la confiance dans le regard de l’autre. Alors, j’ai su que j’étais à ma place. »

« Sylvie n’entre pas dans la peau du personnage ; c’est le personnage qui entre en elle. »

— René Richard Cyr, metteur en scène

Pour le metteur en scène à succès, qui l’a souvent dirigée, c’est une comédienne de la trempe des légendes du Québec. « Sylvie me fait penser aux Denise Pelletier, Hélène Loiselle, Luce Guibeault… »

« Malgré son instinct très fort, Sylvie ne tient jamais rien pour acquis, ajoute le comédien Luc Picard. Sur scène, Sylvie a une énergie impressionnante, de grands yeux pers hypnotisants, une voix qui flotte dans la salle… Or, malgré son talent immense, Sylvie est plus consciente de sa vulnérabilité que de sa puissance. »

Louise Gagnon, une enseignante au secondaire, a étudié avec Drapeau à l’École nationale. Elle se souvient qu’elle était une élève appliquée, disciplinée, généreuse. Elle a une belle formule pour qualifier le jeu de l’actrice : « Sylvie se tient toujours sur une fine ligne entre le contrôle et l’abandon, la puissance et la fragilité ». Comme si Drapeau pouvait marcher sur le fil ténu de l’émotion humaine.

Printemps 1982. La femme de 20 ans qui va passer les auditions pour étudier en interprétation à l’École nationale de théâtre n’a jamais joué de sa vie. Elle est nerveuse. Elle porte une veste en jeans, une chemise de chasse et des bottes de construction… « Je me souviens très bien de son audition, raconte l’auteur Michel Garneau, alors directeur de la section française à l’école. Sylvie tremblait comme une feuille. On l’entendait à peine au début de son monologue, puis la voix s’est affermie et l’urgence de ce que le personnage avait à dire est devenue claire ; puis, son urgence de dire à elle, la jeune actrice que l’émotion envahit de la tête aux pieds, on l’a entendue, on l’a vue. À la fin de son audition, je savais qu’elle serait, qu’elle était déjà, une grande actrice ! »

La quête

À 26 ans, sur la scène du Quat’Sous, Sylvie Drapeau était bouleversante dans la peau de Clara, l’élève de Louis Jouvet dans Elvire Jouvet 40, son premier succès ; et aussi l’un de nos plus beaux souvenirs de théâtre. Dans la pièce, il y a une réplique, merveilleuse : « Quand le comédien dit qu’il pleure, il ne faut pas qu’il le fasse ; ce serait trop simple… »

À elle seule, cette réplique résume la carrière de Drapeau. Depuis ses débuts, l’actrice a souvent emprunté le chemin le moins fréquenté, le plus exigeant, avec le dur désir de se surpasser. Pour éblouir le public, bien sûr, mais surtout pour rendre justice à son art.

À l’instar de Louis Jouvet, la comédienne croit « à l’immortalité de l’acte théâtral, à sa nécessité, parce que notre quête sera toujours la même, une interrogation perpétuelle à laquelle on ne trouve jamais assez de réponses pour qu’on puisse s’arrêter », avait-elle confié à la revue Jeu, en 1989, l’année où l’Association québécoise des critiques de théâtre lui donna un prix Révélation.

À l’époque, Pierre Bernard dirige le Quat’Sous. Il est abonné à Sylvie Drapeau… ou presque.

« Je la voyais 20, 30 fois ou plus faire le même rôle, et elle m’étonnait, me transportait à tout coup. Il y a une authenticité, une amplitude… une vastitude dans son jeu. Elle a une musique qui est unique. Quand Drapeau joue, elle perce le plafond du théâtre pour nous montrer le ciel ! »

— Pierre Bernard, ancien directeur du Quat’Sous

Le comédien Luc Picard dit avoir « développé son instinct des planches » en jouant avec Drapeau, à sa sortie du Conservatoire d’art dramatique. « Sa proposition est si puissante qu’elle emmène son partenaire à un niveau très élevé, affirme Picard. Pour Sylvie, l’acteur doit faire plus que bien performer ; il doit aller à la rencontre du public. Il y a quelque chose de généreux, d’affectueux dans son approche du théâtre. C’est comme si, chaque soir, Sylvie recevait des amis chez elle ! »

Dans La terre, ultime chapitre de sa tétralogie regroupée sous le titre de Fleuve, Sylvie Drapeau écrit qu’une actrice est « un territoire occupé ». Il y a un côté spirituel dans la quête de Drapeau. Selon ses camarades de travail, son monde intérieur est riche, mais l’artiste demeure simple, vraie, humaine.

Aux yeux de Drapeau, la scène est un autel dans un temple, où, à chaque représentation, l’acteur s’adonne à un rituel avec le défi d’illuminer l’âme humaine. « Sylvie a le sens du sacré », résume le maquilleur et photographe Angelo Barsetti. Ce dernier travaille avec la comédienne depuis 30 ans. Il l’a accompagnée à moult occasions dans sa loge, juste avant d’entrer en scène.

Quand il maquille la Drapeau, le concepteur voit « presque trop de lumière » dans ses yeux. « Comme un passage brusque de l’ombre à une luminosité intense, grisante, infinie. Il y a une quête, un désir qui palpite, une pudeur aussi. »

Selon Barsetti, ce qui rend cette actrice si unique dans un milieu où le talent abonde, c’est qu’elle ne fait jamais semblant.

« Sylvie ne joue pas. Elle est là et toute là. Son regard est entier, sans demi-mesures. Elle veut tout donner ! Et elle a cet appétit de la vérité qui est le carburant des grandes interprètes. »

— Angelo Barsetti, maquilleur et photographe

Reste que le métier est parfois ingrat. Drapeau se souvient qu’après une audition, un réalisateur, croyant qu’elle avait quitté les lieux, a lancé : « C’est ça, Sylvie Drapeau ? !  » Malgré de beaux rôles au cinéma (Borderline ; 15 février 1839) et à la télévision (Bouscotte, Un monde à part, Jamais deux sans toi), sa carrière reste associée au théâtre. « Je ne passe plus d’auditions car j’ai renoncé à une carrière en télévision, nous confie la comédienne. Je ne suis pas à ma place sur les plateaux ; tout va trop vite. Et moi, j’ai besoin de temps pour construire, fouiller mes personnages. Or, ce n’est pas grave. J’ai le théâtre et l’écriture. »

La comédienne Guylaine Tremblay déplore le fait qu’on ne la voit plus à la télévision. « C’est une marathonienne, mais je suis sûre qu’à force de tourner, elle trouverait son rythme. Je crois que le milieu [du petit écran] se prive d’un beau cadeau. Je rêve de jouer un jour dans une série avec Sylvie ! »

Ce que la vedette d’Unité 9 admire le plus chez son amie, c’est son abandon, total : « On dirait qu’il n’y a pas de limites à ce que Sylvie peut faire !, s’étonne Tremblay. C’est un joyau pour un directeur d’acteur : on peut tout lui demander. »

La chute

« Madame Drapeau, vous courez !!! » 

Sylvie Drapeau revoit cette femme l’interpeller à l’entrée du supermarché, un après-midi d’octobre, il y a neuf ans. La comédienne sortait des répétitions et faisait ses courses, avant d’aller souper avec ses deux garçons, puis retourner jouer au théâtre. « Je l’ai entendue me dire cela et je me suis vue courir. J’ai réalisé que je ne marchais plus, car je courais tout le temps, d’un rendez-vous à l’autre, de la maison au travail. Ç’a été un déclic. J’ai perdu pied. »

Quelques jours plus tard, à la demande du médecin, l’actrice prenait un congé forcé. Pour la première fois de sa carrière. On doit annuler des représentations au Rideau Vert, ainsi que la tournée du spectacle Piaf, pour lequel elle avait suivi des cours de chant pour interpréter la Môme.

Dans La terre, Drapeau revient sur son burnout, survenu en 2010, peu après la mort de sa sœur Suzanne, des suites d’un AVC. L’auteure relate qu’un soir, malgré une crise de panique, elle a traversé la représentation dans un état de grâce. « La salle était pleine : trop tard pour reculer », écrit-elle. 

Continuer. Ce mot a toujours fait partie de son vocabulaire.

La fille qui a grandi au bord du fleuve a longtemps vu la vie comme une grande traversée de sentiments. Sans escale. Or, en 2010, à 48 ans, elle doit prendre une pause.

Dans Traces d’étoiles, autre pièce qu’elle a défendue avec Luc Picard au Quat’Sous, Drapeau incarne une femme étrange, égarée quelque part en Alaska. Son personnage vit un « white-out », un état entre « raison et déraison ». Ça ressemble à un burnout revisité par l’urgence du verbe. Or, dans la vie, il n’y a pas de mode d’emploi. Ça prend du temps, du recul. Pour Sylvie Drapeau, à l’aube de la cinquantaine, le « voyage de sa reconstruction » passera par l’écriture de ses romans.

La reconstruction

Longtemps, Sylvie Drapeau a voulu écrire des livres. Adolescente, elle adorait les mots et espérait un jour en vivre. En prenant une pause du théâtre, la femme de parole a donc pu se ressourcer dans le silence et la poésie des mots.

Lorsqu’elle amorce le premier chapitre de Fleuve, Drapeau sait qu’elle abordera la première tragédie de sa vie : la noyade de son frère, à 10 ans, dans le Saint-Laurent.

« Je voulais faire un roman, pas écrire de l’autofiction. J’aime sculpter avec les mots des récits, mais je ne raconte pas ma vie littéralement, je transpose. »

— Sylvie Drapeau

Dès les premières pages du roman, son éditrice chez Leméac, Marie-Claude Fortin, a été happée par la justesse et la sensibilité de son univers. « Sylvie regarde la vie avec les yeux d’un écrivain, dit Fortin. C’est rare au Québec qu’on découvre des auteurs sur le tard, dans la cinquantaine, qui ont une voix à la fois intime et universelle, et qui sont capables de faire sortir la poésie du réel en restant humbles devant l’acte d’écrire. »

La louve

À une époque où tout le monde s’expose en pâture dans les médias sociaux et « asociaux », rares sont les personnalités qui protègent leurs mystères. Sylvie Drapeau n’a pas de comptes sur les réseaux sociaux ni de téléphone intelligent. Si elle fait un métier public, elle reste discrète sur sa vie privée. En retrait. On connaît le père de ses deux adolescents, le comédien Patrick Goyette. On sait que la femme est une amoureuse passionnée, assez intense. Mais elle ouvre peu son jardin secret. Elle se protège.

« Sylvie est une louve qui veille sur sa meute, illustre Angelo Barsetti. Elle a quelque chose de maternel, sans être lourde. Elle est attentive au moindre détail, sensible, intègre. Avec les camarades, elle a toujours un mot gentil, une belle délicatesse. »

— Angelo Barsetti, maquilleur et photographe

D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si dans Fleuve, Drapeau parle de « la meute » pour qualifier sa famille sur la Côte-Nord. Elle revient sur les drames et tragédies des membres de sa meute – suicide, maladie mentale, cancer, mort, trahison… « Le tragique me traverse, comme le fleuve traverse la terre qui nous a vus naître, écrit-elle. Je suis une arracheuse d’ombre, mais je dois apprendre à calmer les ardeurs de la vaillante, car on ne peut faire ce travail sans retourner dans ses propres ténèbres. »

Au fil des quatre courts romans, les mots de Drapeau se déposent, se lovent, comme un baume sur de profondes blessures. Parfois, pour trouver la lumière et faire jaillir la beauté, il faut d’abord creuser les ténèbres. Et suivre le chemin le moins fréquenté.

Fleuve, texte et adaptation de Sylvie Drapeau. Mise en scène d’Angela Konrad. Au TNM, du 12 novembre au 7 décembre.

Fleuve, le coffret

Sylvie Drapeau

Éditions Leméac

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