DISCRIMINATION SYSTÉMIQUE

Beaux programmes, peu de volonté

Au Québec, les programmes d’accès à l’égalité, très beaux sur papier, sont peu efficaces dans les faits. Les minorités dites « visibles », les autochtones et les personnes handicapées restent sous-représentés, même dans la fonction publique, qui a un devoir d’exemplarité. Pourquoi ? Entretien avec l’économiste Marie-Thérèse Chicha, titulaire de la Chaire en relations ethniques de l’Université de Montréal, qui s’est penchée sur le sujet.

Comment sont nés les programmes d’accès à l’égalité ?

Les programmes d’accès à l’égalité sont nés à la suite d’un constat : une situation de discrimination systémique en emploi affectait principalement quatre groupes, soit les femmes, les minorités dites « visibles », les autochtones et les personnes handicapées.

Cela se traduisait par une forte ségrégation professionnelle et une surreprésentation de ces groupes dans des emplois précaires ainsi que des revenus relativement faibles.

En 1985, la Charte québécoise des droits et libertés a été amendée afin d’inclure une nouvelle partie consacrée aux programmes d’accès à l’égalité. Malgré tout, plus de 30 ans plus tard, on est loin de l’égalité. De nombreux emplois restent difficilement accessibles. On ne parle pas des emplois au bas de l’échelle, mais des emplois bien rémunérés avec de bonnes conditions de travail.

Vous avez déjà qualifié le modèle québécois en matière d’équité salariale de « très avant-gardiste », voire même du modèle « le plus achevé du monde ». Comment qualifiez-vous le modèle québécois d’accès à l’égalité ?

C’est un modèle avancé, mais peu appliqué.

Pourquoi, à votre avis ?

L’approche de la Commission des droits de la personne contribue involontairement à ralentir l’atteinte des résultats. Les responsables de l’accès à l’égalité mettent davantage l’accent sur les aspects « technocratiques » des programmes et moins sur leur raison d’être, qui est de combattre la discrimination systémique. Donc, l’examen des pratiques de gestion prend énormément de temps.

Ma recommandation serait de changer l’approche et de procéder par projet-pilote : chaque organisme ou entreprise devrait pouvoir identifier un petit nombre d’occupations sur lesquelles concentrer ses efforts dans un premier temps. Par la suite, ils pourraient étendre cette expérience à d’autres occupations, en ayant tiré des leçons de ce projet-pilote. Il faut éviter les interventions mur-à-mur, car ce n’est pas de cette façon que les entreprises fonctionnent et cela peut expliquer pourquoi il y a si peu de progrès.

Les employeurs ont aussi leur part de responsabilité…

Les employeurs au Canada en général sont très frileux par rapport à la diversité. Ce n’est pas une préoccupation pour eux. Ils ne veulent pas faire l’effort et sont assez réticents à changer leurs pratiques. Ils ne sont pas tous comme ça. Mais ceux qui s’en préoccupent constituent une minorité.

Le gouvernement devrait lui-même montrer l’exemple en matière d’accès à l’égalité. Or, il ne le fait pas…

Le gouvernement du Québec est astreint aux programmes d’accès à l’égalité et doit demander à ses ministères de les développer… Mais il n’y a pas de surveillance, pas de sanctions, rien… C’est indépendant de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

S’il n’y a pas de volonté politique très ferme et que c’est le gouvernement lui-même qui doit juger de la conformité de ses programmes, cela explique pourquoi le gouvernement n’a pas fait grand-chose, notamment pour les minorités et pour les personnes handicapées. Pour les femmes, il y a eu des progrès, mais pas pour les autres groupes.

Que faire devant le manque de volonté politique ?

Il faut en parler. Il faut démystifier ces programmes, qui ne sont pas des programmes qui vont donner des privilèges. Il faut mettre en évidence la discrimination systémique. Il faut qu’il y ait une prise de conscience de cette réalité.

Je ne suis pas nécessairement en faveur d’une commission de consultation sur le racisme systémique. Mon hésitation tient au fait que cela peut servir de prétexte simplement pour retarder les décisions nécessaires quant à une politique pour contrer le racisme systémique.

Quand j’ai présidé le comité d’expertes qui était chargé de faire des recherches et des consultations en vue de l’adoption d’une loi sur l’équité salariale (en 1995), il y avait un mandat clair visant à aboutir à une proposition de politique, ce qui s’est concrétisé rapidement. À mon avis, si on veut aboutir à de vrais changements, le mandat d’une commission sur le racisme systémique ne devrait pas être simplement de faire des recherches et des consultations pour documenter le racisme systémique. Il devrait aussi de façon importante évaluer l’impact des politiques déjà en cours au Québec ou ailleurs, des obstacles à leur efficacité (ce qui est aussi un symptôme du racisme systémique) et aboutir à des recommandations précises et bien étayées de propositions de politiques. Or, ce n’est pas la voie qui est préconisée jusqu’ici, me semble-t-il.

Des changements en cours à la CDPDJ

La Commission des droits de la personne reconnaît que son approche technocratique doit être revue. En octobre 2016, une consultante externe, mandatée pour faire un diagnostic organisationnel, a d’ailleurs remis à la CDPDJ un rapport contenant des recommandations pour revoir son approche. « C’est sûr que la méthodologie qui avait été mise en place était très rigoureuse, qui nous permettait d’avoir accès à de l’information très spécifique, mais ça entraîne une lourdeur », admet Véronique Émond, directrice par intérim des programmes d’accès à l’égalité à la CDPDJ.

La CDPDJ reconnaît aussi que, lorsque la loi n’est pas respectée, les sanctions sont rares. Un seul programme d’accès a été imposé par le Tribunal des droits de la personne – chez Gaz Métro, où, à la suite d’une plainte collective, le tribunal a conclu que le processus d’embauche avait un effet discriminatoire pour les femmes. « Les stratégies judiciaires, il faut les utiliser. Ça fait partie des leviers. Clairement, il y a une volonté de la haute direction et des membres de la commission d’utiliser davantage ces stratégies à bon escient. »

Discrimination systémique en emploi

Situation d’inégalité résultant de pratiques, de décisions ou de comportements, individuels ou institutionnels, ayant des effets préjudiciables, voulus ou non, sur les membres des groupes visés par l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.

Article 10 de la Charte des droits et libertés du Québec

Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’identité ou l’expression de genre, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.

Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.

Sources : Marie-Thérèse Chicha, « Discrimination systémique et intersectionnalité : la déqualification des femmes immigrantes à Montréal », Revue femme et droit/Canadian Journal of Women and the Law, 2012, CDPDJ

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