DISCRIMINATION SYSTÉMIQUE

La discrimination vue par Dominique Anglade

Enfant, Dominique Anglade rêvait d’être… pape. Elle, petite fille noire d’origine haïtienne, voulait « LE » job de l’homme catholique blanc.

Quand le pape Jean-Paul II est venu à Montréal en 1984, elle avait 10 ans. Déléguée par sa classe pour lui poser une question, elle en a profité pour s’informer sur son plan de carrière. Elle se revoit courant vers lui à la basilique Notre-Dame pour lui demander : « Est-ce que je peux être pape ? »

Jean-Paul II n’a pas répondu à la question. Il a posé sa main sur la tête de Dominique Anglade et a dit : « Tu es bénie. » Déception !

Ce jour-là, chez les Anglade, on avait organisé une fête à la maison. Ses grands-parents, venus d’Haïti pour l’occasion, prenaient des photos de la télé. Mais la petite fille qui voulait être pape n’avait plus trop envie de fêter.

« Qu’est-ce que t’as ? lui a demandé son père.

— Le pape n’a pas répondu à ma question ! Et je sais pourquoi il n’a pas répondu à ma question. Parce que je ne peux pas être pape ! Parce que je suis une fille ! »

Elle n’oubliera jamais la réponse de son père, aujourd’hui disparu – ses deux parents ont péri tragiquement dans le tremblement de terre qui a secoué Haïti en 2010. « Tu sauras, ma fille, que ce n’est pas le pape qui décide qui est pape. Il y a eu une papesse dans le passé. C’est la papesse Jeanne et tu vas lire sur cette papesse. »

C’est ainsi que Dominique Anglade a découvert l’histoire légendaire de la papesse Jeanne, qui serait montée sur le trône pontifical en faisant croire qu’elle était un homme – jusqu’au jour où elle a accouché en pleine procession… Elle a surtout découvert à quel point la confiance qu’on insuffle à un enfant peut donner des ailes.

« Aujourd’hui, j’ai 42 ans, mon père est mort… Vous pouvez dire tout ce que vous voulez sur moi. Il y a un monsieur en haut qui croit que je peux être pape et c’est mon père. Et ça, personne ne peut me l’enlever. »

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J’ai rencontré la ministre de l’Économie Dominique Anglade après qu’elle eut accepté de participer au test sur les préjugés inconscients dont je parlais hier. Pourquoi s’être prêtée à l’exercice alors que la lutte contre la discrimination ne relève pas a priori de son ministère ? « J’ai accepté parce que c’est une question hyper importante qui m’interpelle personnellement. Et, si je ne le fais pas, qui va le faire ? » 

« Je me dis que j’ai une responsabilité de par mes origines de sensibiliser les gens à ces questions. »

— Dominique Anglade, ministre de l’Économie

« Responsabilité. » Ce mot reviendra souvent tout au long de notre entretien. Première députée d’origine haïtienne à occuper un poste de ministre au Canada, Dominique Anglade se sent investie d’une grande responsabilité. Responsabilité d’être exemplaire et de tracer la voie à des jeunes d’ici issus de l’immigration qui subissent de la discrimination. Des jeunes qui l’interpellent parfois en lui disant : « Vous, est-ce que ça vous est déjà arrivé ? Comment vous réagissez à ça ? »

À ceux-là, la ministre de l’Économie, ingénieure de formation, raconte comment elle a commencé sa carrière chez Procter & Gamble en Ontario à l’âge de 22 ans. « J’étais quatre fois une minorité. J’étais une jeune, une femme, une francophone et une minorité visible. Quand je suis arrivée là, c’était un traumatisme. Il y avait 1000 personnes dans l’usine. La diversité, c’était pas mal moi ! »

À 24 ans, elle était déjà promue chef de son service. « Comment établir une crédibilité quand tu es si différente ? J’avais plus de 100 employés. J’ai pris mes employés un par un. »

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« Si tu veux réussir dans la vie, tu dois travailler quatre ou cinq fois plus fort que les autres. »

C’est ce que bien des immigrants disent à leurs enfants. Les chiffres de Statistique Canada leur donnent malheureusement raison. Au Québec, à diplôme égal, le taux de chômage des gens de minorités visibles nés ici reste près de deux fois plus élevé que la moyenne. Il est à peine plus bas que celui de leurs parents nés à l’étranger. Ce qui fait dire à la ministre Anglade que, même si le Québec est à bien des égards un havre de paix, tout n’est pas gagné. « On le voit. Pour les femmes, pour les communautés, il y a encore bien du travail à faire. »

Les parents de Dominique Anglade ne lui ont pas dit qu’elle devrait travailler plus fort pour atteindre ses objectifs. Mais elle le savait. 

« Très jeune, je me disais : “Je suis une fille, je suis noire, je veux faire des choses dans la vie… Il faut que je travaille plus fort que les autres.” »

— Dominique Anglade, ministre de l’Économie

Encore aujourd’hui, elle a toujours ce sentiment qu’il faut qu’elle en fasse plus, qu’elle fasse mieux. Le sentiment aussi qu’elle a moins le droit à l’erreur.

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Qu’en est-il du rôle des politiciens devant ces enjeux ? « Je crois vraiment à la responsabilité des politiciens d’élever le débat », dit la ministre. L’élever en « essayant de trouver des solutions ensemble » plutôt qu’en tentant « de monter une population contre l’autre ».

La ministre Anglade est particulièrement irritée par la façon dont la CAQ, qu’elle a jadis présidée, exploite le débat identitaire.

Vrai, les politiciens ont la responsabilité de s’assurer que leurs messages ne nourrissent pas des préjugés ou la peur de l’Autre. Je suis parfaitement d’accord. Mais, au-delà des paroles prononcées, leur responsabilité n’est-elle pas aussi d’être exemplaires dans les gestes qu’ils posent ?

On sait par exemple que le meilleur agent d’intégration, c’est l’emploi. On sait aussi que les programmes d’accès à l’égalité ont été mis sur pied pour corriger la discrimination systémique sur le marché du travail. Or, le gouvernement libéral, qui devrait donner l’exemple en la matière, ne le fait pas. Pourquoi ?

« Sur les chiffres exacts par rapport à l’exemplarité du gouvernement, ça ne relève pas de mon ministère et je ne peux pas vous dire exactement ce qui en est, répond la ministre de l’Économie. Mais ce que je peux vous dire, c’est qu’il n’y a pas [une séance du] Conseil des ministres qui se passe où ces questions ne sont pas abordées. »

Dominique Anglade dit se faire un devoir de considérer ces enjeux quand il y a des nominations à faire au sein de son ministère. Elle croit à l’utilité des programmes d’accès à l’égalité (PAE). « Je pense que tant qu’on n’a pas de résultats satisfaisants, c’est nécessaire. »

Elle déplore le fait que les employeurs n’osent pas davantage sortir de leur zone de confort en embauchant des gens issus de l’immigration. « On prend beaucoup moins de risques avec des personnes différentes. Parce que le jour où on le fait, si ça ne marche pas, la personne est complètement identifiée, isolée. On dira : “La dernière fois qu’on a fait ça…” Alors qu’on ne dit jamais : “La dernière fois qu’on a pris un gars blanc…” »

Très mal compris, les PAE sont souvent vus à tort comme une forme de favoritisme où la couleur de peau du candidat compte plus que ses compétences. Même au sein des minorités, ces programmes sont vus d’un mauvais œil, comme s’ils enlevaient du mérite à la personne qui est embauchée. « Ça me fait toujours rire, cette façon de voir les choses, dit Dominique Anglade. Les gens ont dit qu’Obama a été élu parce qu’il était noir. J’ai envie de leur dire : “Mais tous les autres présidents ont été élus parce qu’ils étaient des hommes blancs !” Ce n’est pas un argument ! »

Ce qu’on oublie, c’est l’aspect systémique de la chose. Il y a une discrimination par défaut pour les hommes blancs, note la ministre. « Elle est omniprésente, cette discrimination. »

Aux gens de minorités qui voient les PAE d’un mauvais œil, la ministre Anglade donne ce conseil : « À toi de démontrer que tu te démarques après. C’est juste une clé qu’on te donne. Ouvre la porte. Et fais quelque chose avec la responsabilité qu’on t’a donnée. »

Programmes d’accès à l’égalité

Les programmes d’accès à l’égalité (PAE) visent à contrecarrer la discrimination systémique en emploi qui touche principalement quatre groupes : les femmes, les minorités visibles, les autochtones et les personnes handicapées. C’est la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) qui est chargée de veiller à l’application de la Loi sur l’accès à l’égalité en emploi dans des organismes publics. Les 330 organismes soumis à la loi (Hydro-Québec, SAQ, commissions scolaires, sociétés de transport, services de police, municipalités, universités, etc.) doivent prendre des mesures pour corriger la sous-représentation constatée et en faire rapport à la CDPDJ. La CDPDJ peut faire des recommandations et, ultimement, s’adresser au Tribunal des droits de la personne si rien n’est fait pour corriger la situation. Dans le secteur privé, ces programmes peuvent être mis sur pied sur une base volontaire. Dans la fonction publique, c’est le Secrétariat du Conseil du trésor qui gère son propre programme d’accès à l’égalité. Il ne peut pas faire l’objet d’enquête de la CDPDJ.

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