Chronique

Bruno le Lièvre

Ses élèves l’appellent Wabush, « le Lièvre », et c’est à se demander s’il n’est pas plus inuit que la moyenne des Inuits.

Bruno Gilbert est probablement le premier prof d’Inukjuak à s’être vu décerner par les autorités locales un certificat de chasse et pêche avec tous les droits et privilèges des natifs.

Il faut dire que le Saguenéen est arrivé ici avec des lettres de créance. Un peu de sang abénaquis, des années à enseigner dans des réserves attikameks et objibwées, et un passé de chasse et pêche qui ressemble à un florilège de Sentier Chasse-Pêche. Il me montre son album souvenir.

« Ça, c’est un espadon à Cuba, ici, un ours noir, ça, c’est un orignal… Du saumon que je fume… »

 – Belle pièce ! Tu l’as pêchée où ?

 – Costco. »

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Quand je suis entré avec mes bagages dans le petit cottage jumelé que lui loue la municipalité, il m’a averti : « Mets pas tes choses dans ce frigidaire-là, c’est plein de caribou, faut que je nettoie le sang… »

Trente secondes plus tard, il me montrait sur son téléphone les photos de sa dernière chasse.

« On dirait qu’il est dans ton salon, ce caribou…

 – On en a débité deux dehors, mais il faisait trop froid, on a rentré le troisième, là où tu te trouves. »

Ben coudonc.

Après une carrière dans les pâtes et papiers et dans l’industrie chimique, ce scientifique de 51 ans est revenu à ses premières amours : l’enseignement. Il est séparé, ses enfants sont grands, il s’est embarqué pour le Nunavik pour cinq ans. Il ne le regrette pas.

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Malgré la prime, bien des profs du Sud ne font pas plus d’une année dans le Nunavik. Certains ne se rendent pas à Noël. Le froid, évidemment, mais l’enfermement social d’un village d’où l’on ne sort qu’en avion, pas de restaurant, et des élèves avec qui les stratégies pédagogiques du Sud ne riment à rien.

« Si tu essaies d’imposer ton autorité, si tu n’es pas souple, tu es foutu. Ils ne viendront carrément pas dans ta classe. Il faut absolument créer un lien avec eux. Il faut que tu t’intéresses à eux. »

— Bruno Gilbert

Pour un gars arrivé ici au mois d’août, il a développé un fameux lien.

Le premier soir de notre cohabitation, il s’appliquait à trancher finement des morceaux de caribou. Les Inuits le font sécher sur des moustiquaires, tel quel, c’est du « nikku ». Lui le fait mariner et en fait un « jerky » qui disparaît à pleins sacs dans sa classe.

En retour, les filles de sa classe lui ont fait un suvalik, vendredi.

« C’est de la crème glacée eskimo, me dit une élève.

 – Je croyais que le mot “eskimo” était banni ? »

Elle rit.

C’est un mélange d’œufs de corégone, d’huile, de lait monté en émulsion avec les doigts pendant 45 minutes, dans lequel on ajoute des baies de saison. En mars, on cueille les petits fruits à la Coop… Étonnamment au même prix qu’en ville, grâce à des subventions. À peu près tout le reste coûte une fois et demie, deux fois le prix…

Ça n’a pas l’air comme ça, le suvalik, mais c’est sublime.

Ou alors Charlie vient lui donner une truite grise, un lièvre et deux lagopèdes, un samedi soir en revenant de chasser…

« Connais-tu un autre endroit où des élèves viendraient te faire des cadeaux comme ça ? »

J’avoue, c’est rare. Mais des profs qui apportent trois pains de ménage un lundi matin, j’en connais pas tant non plus.

***

Bruno fait entrer son chien Newton, qui suffoque après cinq minutes en dedans. Sortez-moi d’ici ! Il va s’étaler de tout son long sur la neige tapée. Le vent glacial siffle entre ses poils. Heureux.

Le prof enfile son pantalon de neige, son parka, met ses lunettes de ski et monte la côte pour se rendre à l’école, à trois minutes de chez lui, mais à 40 degrés d’une température humainement supportable.

Il enseigne les maths et les sciences en 4e et 5e secondaire, dans la section française – les élèves ont le choix, la plupart sont en anglais. C’est une petite classe d’une quinzaine. Les élèves arrivent tranquillement pas vite, jamais à la cloche de 8 h 45, mais à 9 h, 9 h 25, ou pas du tout.

« On est une école compassion. Il faut mettre de côté nos conceptions. Ils vivent toutes sortes de choses. Deux filles ont un bébé dans ma classe, l’une l’a fait adopter par sa mère, mais l’autre l’a amené en classe quelques fois. Tu t’adaptes. »

— Bruno Gilbert

Ça veut dire accepter que l’école se vide au complet parce qu’un chasseur vient de tuer trois bélugas de la baie d’Hudson.

C’est alors une fête incroyable. Le chasseur débite les bêtes sur place. On en mange un morceau cru, tout de suite. « Le gras sous la peau fond dans la bouche, y a rien de meilleur. »

Ça veut dire aussi qu’il n’y aura pas grand monde en classe au retour des bernaches.

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« Ça ne fait pas si longtemps qu’il y a un système d’éducation dans le Nord et il n’y a pas beaucoup de modèles de gens qui ont fait de longues études. Les parents encadrent rarement les enfants, tu fais avec. Je ne fais passer personne qui n’a pas assimilé la matière, mais c’est une matière allégée. Au fait, le français, c’est leur troisième langue. »

Les rares qui iront au cégep doivent souvent suivre une année de mise à niveau. Seuls 3 % ont un DEC, 1 % un diplôme universitaire ; 69 % n’ont aucun diplôme.

« On travaille sur le long terme, pas sur les statistiques du ministère de l’Éducation. »

***

Je demande à ses élèves combien ils sont dans leur maison. Sept, huit, dix, onze… dans une maison de deux ou trois chambres. Vous essaierez de trouver un coin pour les devoirs. C’est sans compter celles qui m’ont dit qu’il y avait trop de bruit parce que leurs parents boivent.

« Onze ? ! T’auras pas ta chambre de sitôt ! », dit une élève à son amie. Tout le monde éclate de rire.

« Vous savez que l’inuktitut se perd dans le Nunavut, tandis qu’ici, il est bien vivant ?

 – Non, Narsuk, je ne savais pas. Tu feras quoi, après le secondaire ?

 – Je veux aller au cégep John-Abbott, il y a des cours sur l’histoire du peuple inuit. Après je veux faire infirmière. »

Charlie parle d’être mécanicien, comme son père, qui travaille pour la municipalité. L’école des métiers du Nunavik est à Inukjuak. Cinquante élèves pensionnaires des 14 villages y apprennent la menuiserie, la cuisine, etc. Mais Charlie veut aller en ville.

« Tu voudrais vivre à Montréal ?

 – Jamais.

 – Pourquoi ?

 – Y a pas assez d’animaux. »

« Moi non plus, renchérit une élève. Je n’aime pas le village, mais j’adore le territoire. »

Le territoire et ce qu’ils appellent la viande du pays. Ce n’est pas du folklore. Il y a des poutines et du salami, mais rien ne vaut du caribou ou un foie de phoque frais prélevé, tout chaud encore. C’est matière de goût, d’autres préfèrent les yeux ou le cerveau. En tout cas, on ne gaspille rien, et c’est avec dégoût qu’Eric m’a parlé d’une vidéo où l’on voit des Blancs chasser du caribou en hélicoptère, prendre les filets et laisser les carcasses pleines de viande sur place, les barbares.

***

« Si tu restes dans le village, tu deviens fou, dit Bruno. Faut que tu sortes. Faut voir la terre. Faut tisser des liens. J’ai un ami inuit, Eric, un ranger, il a un traîneau à chiens. Des fois on part, on ne chasse même pas. On arrête en plein milieu de nulle part… Il n’y a pas un son, on prend conscience de l’immensité… »

Si j’en juge par ses deux frigos et quatre congélateurs, par contre, il ne fait pas que contempler l’immensité…

Je lui parle de l’ours polaire que le maire a abattu : il en a un bout dans le congélateur – la coutume veut qu’on distribue les prises.

Il me met un pot sous le nez. « C’est de l’huile d’ours polaire, je l’ai filtrée cinq fois. Excellent contre l’eczéma. Mais aussi pour tanner les peaux. J’ai montré ça à des Inuits, ils n’en revenaient pas. Il me tend trois, quatre peaux d’un pot-pourri de bestioles à fourrure de la région pour que j’apprécie le velouté du cuir…

« Je leur fais une tourtière du Lac-Saint-Jean, cette semaine. Oh ! Tu devrais goûter à mes bines au béluga. Au lieu du lard, tu mets une tranche de béluga. Les femmes du village capotaient ! »

Si ça se trouve, ce disciple de Pinard et de Maïté est en train de réinventer la cuisine traditionnelle.

« Il y en a qui me demandent : tu seras là, à ma graduation, hein ? Il y a tellement de roulement. Je leur dis oui, je serai là, si je suis en vie, je serai là, c’est sûr.

« Au fond, que tu enseignes dans le Sud ou dans le Nord, faut que tu aimes les jeunes. Ben moi, je les aime. »

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