ATTENTION CHIENS MÉCHANTS

Mauvais maîtres

En mai dernier, deux chirurgiens ont simultanément recousu Simon, sans même pouvoir l’endormir. Un masque à oxygène les aurait empêchés d’atteindre son nez et sa bouche déchirés.

À chaque point, durant ce supplice de deux heures et demie, les petites jambes de l’adolescent se raidissaient de douleur. Il serrait très fort la main de son père.

Ses parents souffraient eux aussi, mais ils étaient surtout fous de colère et d’inquiétude, puisque plus de huit heures après l’attaque, ils ne savaient toujours pas si les chiens avaient été vaccinés contre la rage.

Lors de l’accident, les mains de Simon se remplissaient de sang. Mais le responsable du chien n’est pas venu l’aider. « Ça, c’est pire que tout, comme un délit de fuite. Quand un enfant est blessé, tu ne peux pas rester insensible », dénonce la mère du garçon, qui vit en banlieue nord et ne veut pas être identifiée pour protéger son fils.

Difficile de ne pas la comprendre en sachant que, selon cinq études, les gens qui se procurent des chiens « à haut risque » sont plus susceptibles de mépriser leurs semblables et les lois. Publiées de 2006 à 2012 aux États-Unis et en Angleterre, ces études arrivent à des conclusions similaires : les maîtres en question ont globalement plus de dossiers criminels et de pensées antisociales. Ils se montrent aussi plus égoïstes, manipulateurs, imprudents et colériques (voir les notes 1 et 2 ainsi que les liens web).

Il s’agit bien sûr d’une moyenne, de nombreux propriétaires de chiens considérés comme dangereux sont de bons citoyens – certains tentent même d’être irréprochables pour changer la perception négative à l’égard de leur animal (3).

LE CHIEN DES DURS

À l’autre extrême, toutefois, des délinquants veulent avoir un chien méchant. Ils les attachent, les affament, les frappent, les brûlent. Les plus tordus les bourrent de stéroïdes et les suspendent par les dents pour renforcer leur mâchoire. Des documents de la SPCA disent que les entraîneurs accrochent des animaux vivants devant eux sur le tapis roulant pour renforcer leur instinct prédateur.

D’autres s’en procurent dans l’espoir d’empêcher la police de placer des micros en douce.

Des éleveurs misent toujours sur les pitbulls dits « dead game » (prêts à mourir), qu’ils baptisent Maniak, Sinister, etc. L’un affiche l’image de la grande faucheuse. D’autres nomment leur entreprise Hannibal, Bloody, Nasty Man ou Knock Out.

« Dans certains cas, l’humain est plus dangereux que son animal. »

— Gilbert Trahan, le patrouilleur canin de l’arrondissement de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve

« Un contrevenant m’a déjà menacé de mort devant la police. Un autre [celui-là propriétaire de chiens saucisses] avait le corps à moitié rentré dans ma Smart pour me frapper. Et plusieurs autres me crient : ‟Donne-moi-les, tes constats, je vais me torcher avec !” »

« Des chiens nommés Tyson, Killer, Rambo, on en voit plein ! Ils sont parfois victimes de ces gens-là », renchérit le patron de Gilbert Trahan, Jean Poisson.

Lorsqu’un chien fait l’objet de plaintes, il est souvent à l’image de son maître, confirme la vétérinaire Diane Frank, qui a évalué la dangerosité de 44 bêtes agressives à la demande d’arrondissements et de municipalités. « J’ai dû faire des évaluations en l’absence du propriétaire, parce qu’il se trouvait en prison », illustre la spécialiste des troubles du comportement canin et professeure à la faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Montréal.

« D’autres ne se sont pas présentés ou niaient la dangerosité de leur animal. Ils arrivaient sans muselière, malgré l’avis de la Ville. »

Exemple d’insensibilité : « J’ai vu des gens dire : mon chien a fait sa job, c’est mon gardien », raconte Me Marc Létourneau, qui a représenté plusieurs victimes en Estrie.

HORS-LA-LOI

Agression armée, conduite dangereuse, refus de donner ses empreintes digitales… Le propriétaire des deux chiens qui ont blessé la petite Vanessa Biron en est le parfait exemple. Malgré le sourire et la cravate affichés sur son profil LinkedIn, Karim Jean-Gilles a déjà été reconnu coupable de 11 infractions criminelles. Y compris pour avoir « provoqué la peur pour nuire à la justice pénale » en harcelant un juge.

Pour arrêter l’ex-agent immobilier de 33 ans, huit voitures de police ont bouclé le quartier et l’équipe d’intervention tactique a dû défoncer la porte. L’agent qui a saisi le chien a eu du mal à le traîner, tellement l’animal se cambrait.

Membre d’un groupe nord-américain hors-la-loi – les Freeman of the Land, qui ne reconnaissent pas l’autorité de l’État –, Jean-Gilles demeurait barricadé depuis l’attaque, refusant qu’on vérifie si ses animaux avaient la rage.

Les policiers ont envoyé leur dossier d’enquête au Directeur des poursuites criminelles et pénales du Québec (DPCP), comme ils l’avaient fait dans le cas de Simon. Mais aucun des deux délinquants n’a finalement été accusé d’entrave à la justice ou de négligence criminelle.

POURSUITES CRIMINELLES

Au Canada, deux maîtres ont été emprisonnés l’an dernier. Le Montréalais Fabian Bourghart avait lâché ses pitbulls sur une escorte. L’Albertaine Rita Phillip avait jeté les siens sur sa colocataire, par jalousie. Cette dernière a dû subir 14 interventions chirurgicales et en attend 9 autres.

Aux États-Unis, environ 20 % des propriétaires de chiens meurtriers font l’objet de poursuites criminelles, estime l’association de victimes DogsBite.org, qui recense les attaques depuis 2005. Certains ont été condamnés à 10 ou 15 ans de prison pour négligence, homicide involontaire ou meurtre. Il a d’abord fallu prouver qu’ils savaient que leur chien était méchant.

« Même si c’est un chiot, je m’en fiche, je vous interdis d’avoir n’importe quel chien », a décrété un juge de Cleveland, le 20 avril, en condamnant Bobbie Green à deux ans de probation et en envoyant son fils en prison. Leur pitbull, qui terrorisait le quartier en déchirant sa clôture de métal, a tué une de leurs connaissances.

En Angleterre, la loi permet aussi aux juges d’emprisonner les contrevenants et de les empêcher de se procurer un nouveau chien.

Selon la vétérinaire Diane Frank, interdire aux délinquants d’avoir un animal est une excellente idée. Au lieu de cibler les animaux, ciblons les maîtres, dit-elle, pas juste en les « éduquant », mais en les punissant.

1.  « Does Personality, Delinquency, or Mating Effort Necessarily Dictate a Preference for an Aggressive Dog ? » Anthrozoö, 2012

2. « The personality of “aggressive” and “non-aggressive” dog owners », Personality and Individual Differences, 2012

3. « Managing the Stigma of Outlaw Breeds », 2000, Tufts Center for Animal and Public Policy

Lisez les trois autres études sur les propriétaires de chiens dangereux (en anglais) 

LES NÉGLIGENTS ORDINAIRES

Dès que son pitbull a sauté sur Margote, une grande chienne airedale, la jeune propriétaire du molosse a figé net, terrorisée par son propre chien.

« C’était la troisième fois que son pit attaquait. Trois hommes se sont mis à le frapper sur la tête, et moi, je lui mettais les doigts dans les yeux pour qu’il lâche. Il m’a fracturé l’index », raconte la propriétaire de Margote, Maryse Lapointe, qui fréquente depuis neuf ans le parc canin du quartier Notre-Dame-de-Grâce.

L’ancienne directrice des fictions à TVA devenue peintre n’a pas porté plainte. « Mon chien préféré au parc est un pitbull ; je ne voulais pas qu’on force la jeune femme à faire euthanasier le sien. Mais je voulais que la police lui dise de ne plus retourner dans aucun parc. »

Cette fois, la quinquagénaire a affiché une photo sur Facebook. Trop de propriétaires sont dans le déni ou imprudents, dit-elle. À l’extérieur de l’aire canine, on voit toujours d’autres chiens – parfois imposants – courir sans laisse, tout près des enfants.

En Colombie-Britannique, en avril, une fillette de 9 ans a eu le flanc arraché par le pitbull du concierge de son immeuble. Sa mère lui avait demandé d’éloigner le chien, la petite en ayant peur. Il avait répondu : « Ne vous inquiétez pas, il est très amical, il veut juste lui dire bonjour. »

— Marie-Claude Malboeuf, La Presse

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