Opinion

La démagogie antiféministe

On croit avoir la berlue ces jours-ci. À Washington préside un homme dont la misogynie brille dans le noir, et qui s’empresse, deux jours après sa prestation de serment, de retirer le financement aux ONG qui soutiennent l’avortement à l’international.

En Russie, la violence domestique et conjugale est en voie de dépénalisation, sous la pression de l’Église et de députés conservateurs. En France, l’Académie du cinéma a offert à Roman Polanski (qui a eu le bon sens de refuser) la présidence de la cérémonie des Césars, dans un climat sensible, alors que les Françaises peinent à se faire entendre pour dénoncer le sexisme.

Aujourd’hui, c’est le film The Red Pill qui enfonce le clou de l’antiféminisme. Dans son documentaire (en tournée au Canada et aux États-Unis), la réalisatrice américaine Cassie Jaye donne la parole à des groupes d’hommes qui accusent le féminisme de nier leur difficile condition masculine : hauts taux de mortalité et de suicide, scolarisation moins élevée que les femmes, plus de décrocheurs et de sans-abri parmi les hommes et favoritisme à l’égard des mères quand il s’agit de garde d’enfants.

Pour illustrer cette situation, le film est ponctué d’images de travailleurs de la construction illustrant à quel point les hommes prennent plus de risques pour leur santé et combien nous ne reconnaissons pas les sacrifices qu’ils font pour la protection de la société. Ce que disent les hommes interviewés, c’est que les femmes l’ont plus facile.

Encourager l’ignorance

Passons sur cette vision manichéenne d’un autre âge. Plus que tout, ce qui me désole dans ces visions simplificatrices, c’est à quel point la recherche, la science et les savoirs ont disparu du radar et combien le progressisme, nourri des avancées scientifiques et de la connaissance, perd du terrain en cette ère de « faits alternatifs ».

Dans ce documentaire, par exemple, pas une seule fois, durant les deux heures que dure le film, la réalisatrice ou ses invités ne fournissent des preuves scientifiques de ce qu’ils avancent.

Plus de 50 ans de recherches sur la violence domestique, les inégalités de genre, l’accès à la contraception, la psychologie du développement et tant d’autres sont tombés dans le trou noir du témoignage personnel. Quant au concept de discrimination systémique, l’analyse est évacuée comme si c’était une vue de l’esprit.

Plutôt que la rigueur, c’est le sentiment personnel qui prévaut. Je n’ai rien contre le fait d’exprimer des sentiments, mais ce devrait être le début d’une enquête, et non ce sur quoi étayer une démonstration. Ce film illustre parfaitement comment agit le populisme : encourageant l’ignorance, il condamne les citoyens à se déchirer entre eux sans réaliser qu’ils pourraient eux-mêmes changer leur monde, s’ils se réveillaient.

Se plaindre au lieu d’agir

L’anti-intellectualisme a le vent dans les voiles, emportant avec lui tout usage du sens critique et de la mise en perspective. Ainsi, même la politique n’est pas prise en considération dans The Red Pill. Jamais on n’y remet en cause la culture de la guerre, les choix politiques, la productivité à tout prix, qui créent des situations personnelles et familiales désespérées. On nous assène des chiffres catastrophiques sur les soldats qui meurent dans les guerres, mais aucun des témoins ne revendique un mouvement pacifiste plus actif.

Et c’est sans compter la fraude intellectuelle qui consiste à dire que dans les guerres, les hommes meurent plus que les femmes (par où commencer… ?). Quand ils abordent les milieux de travail, les interviewés dénoncent les conditions dangereuses pour leur intégrité physique, et concluent que la société considère leur vie comme moins importante que celle des femmes. Mais pourquoi ne militent-ils pas pour les politiques sociales qui favorisent les conditions décentes pour les ouvriers, les mineurs, etc. ? Ou encore, dans les syndicats ? Ne savent-ils pas non plus que le mouvement féministe, aux États-Unis et ailleurs, œuvre à l’intégration des femmes dans les métiers traditionnellement masculins et que ce mouvement milite aussi pour une société moins violente et pour le contrôle des armes ?

De nos jours, antiféminisme et anti-intellectualisme sont à un paroxysme.

La résistance au progressisme pèse de tout son poids. Et tous les éléments (populisme, cynisme des citoyens, décrochage politique) sont réunis pour reculer de quelques décennies. Est-ce un hasard si l’un des producteurs de The Red Pill a signé un essai au titre troublant : Making You and America Great Again ?

Je me console : les millions de femmes et d’hommes qui ont marché le 21 janvier dernier l’ont fait pour les femmes, mais aussi pour le progrès social, qui a besoin de soutien en ces jours difficiles.

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