LAËTITIA OU LA FIN DES HOMMES

L’anti fait divers

L’historien Ivan Jablonka, spécialiste du sort des enfants abandonnés, auteur d’Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus qui abordait l’assassinat de ses ancêtres à Auschwitz, a réuni la somme de ses connaissances pour écrire un livre bouleversant et hors-norme et qui vient de recevoir le prix Médicis. Laëtitia ou la fin des hommes est une enquête approfondie sur la vie de Laëtitia Perrais, sauvagement assassinée à l’âge de 18 ans en 2011, dont la courte vie a été en grande partie dominée par la violence des hommes. C’est aussi un magistral portrait social, car pour Jablonka, « Laëtitia est notre fille, au sens métaphorique. C’est la société en miniature ».

On vous place dans la famille des Annie Ernaux, Emmanuel Carrère, et vous avez remporté un prix littéraire. Qu’est-ce que la littérature peut apporter aux sciences humaines ?

C’est un honneur. Ma conception des choses est de faire une enquête avec tous les outils des sciences humaines : histoire, sociologie, anthropologie du quotidien, géographie, sciences politiques… Ces disciplines sont représentées dans mon livre et cette enquête, qui tente de comprendre notre monde, s’incarne dans un texte littéraire, et c’est ça qui fait une forme nouvelle. Mon objet, ce n’est pas d’écrire « bien » l’histoire ou de faire un roman historique.

Nos sociétés ne manquent pas d’histoires tragiques. Pourquoi celle-ci en particulier ?

Depuis longtemps, je voulais travailler sur un fait divers en inversant la perspective. Un fait divers, c’est un récit et un spectacle de mort. Je voulais parler d’un fait divers comme un objet d’histoire, révélateur de nos sociétés, mais du point de vue de la victime. Et même quand je dis le mot « victime », c’est toujours ramener quelqu’un à sa mort. Pour parler de Laëtitia, je ne dis pas victime, je dis l’absente. Pourquoi ce fait divers là ? Parce qu’il est complètement inouï, exceptionnel. Par la violence du crime, odieux, par le fait qu’on a mis trois mois à retrouver le corps en morceaux de Laëtitia, par le fait que ce fait divers est devenu une affaire d’État. Le fait divers fonctionne comme un prisme qui envoie sa lumière dans toutes les directions. Mon livre est le portrait de Laëtitia, mais aussi le portrait de la société française et de toutes les sociétés démocratiques qui sont traversées par des défis, des souffrances, des difficultés, la misère de masse, les violences faites aux femmes, la démagogie…

Il est plutôt rare qu’on dépeigne ce milieu dans la littérature française.

Le milieu de Laëtitia est une grande misère. Ce sont des gens invisibles, dont la voix ne porte pas jusque dans la sphère publique. Ce sont des espaces géographiques très peu connus, on n’est pas dans les centres-villes ou les banlieues, c’est une troisième France, périurbaine, entre les campagnes et les petites villes. C’est vrai qu’on n’en parle ni dans les médias, ni dans la sphère politique, ni dans les sciences humaines, ni en littérature. Sauf quand Trump est élu. Alors là, les gens se réveillent. Un journaliste français m’a dit que la vie de Laëtitia était épouvantable. Ce terme ne convient pas pour deux raisons. D’abord parce que Laëtitia, bien sûr, a eu une vie dure, dès l’enfance, mais elle s’en sortait, elle avait passé un diplôme, elle avait un travail, une bande d’amis, des petits copains, elle voulait prendre un appartement, elle était en train de devenir une femme indépendante. Et deuxièmement, c’est que les violences subies par les femmes, c’est quelque chose d’assez banal, malheureusement. Une banalité tragique. Il y en a dans le monde entier, des Laëtitia.

Vous écrivez que Laëtitia est née au monde par sa mort et que vous vouliez lui redonner une dignité en racontant sa vie de vivante.

Avant que je fasse mon livre, il fallait voir ce que c’était que Laëtita. C’était un cadavre. Des bouts de corps qu’on remonte d’un étang un petit matin d’hiver. Et c’est insupportable. C’est insupportable déjà que cette jeune femme ait eu la vie qu’elle a eue, ensuite qu’elle ait été tuée à l’âge de 18 ans, et il faudrait la laisser comme ça, au fond d’un étang ? Il faudrait que Laëtitia n’ait été qu’un fait divers et qu’elle n’ait compté que pour sa mort ? Mon livre, ce n’est pas pour lui redonner sa dignité, parce qu’elle ne l’a jamais perdue, mais c’est pour faire en sorte qu’elle compte pour sa vie et pas pour sa mort. Avant que je raconte sa vie, elle n’avait d’intérêt aux yeux du monde que pour avoir été massacrée. C’est une biographie de Laëtitia tout simplement. Pour la rappeler dans sa beauté, sa noblesse, sa dignité, ses réussites, ses échecs, ses ambiguïtés.

C’est une histoire de résilience. Laëtitia a eu une vie difficile, un père violent, un père de substitution qui était un agresseur et, en parallèle de ça, il y a une grande force chez elle.

Objectivement, Laëtitia est une victime. Jessica, sa sœur, aussi. Sociologiquement, dans son parcours. Mais si on avait dit à Laëtitia qu’elle est une victime, je pense qu’elle aurait détesté l’expression, je pense qu’elle était au contraire une battante, une survivante, une résistance, et elle a fait preuve d’une très grande force morale. Sa sœur Jessica encore plus. Car elle a été agressée dans leur famille d’accueil. Comment comprendre cette capacité de résilience ? Sa force morale, bien sûr, mais aussi, paradoxalement, sa famille d’accueil, c’est le caractère terrible qu’il faut accepter, et enfin, le service public français, qui a soutenu Laëtitia, des éducateurs, des psychologues, des gens de l’aide sociale à l’enfance, qui lui ont permis que sa vie soit autre chose que Cosette, quoi. Rendre hommage à la vie de Laëtitia, c’est comprendre quelle a été sa vie et quel a été son entourage familial et social. Parler de Laëtitia, c’est parler de la démocratie.

Vous écrivez aussi, en même temps, que c’est une mort annoncée, que compte tenu de ce qu’elle a vécu, elle n’a pas vu venir le danger.

D’abord, je dirais qu’on ne peut pas séparer Laëtitia de sa sœur. L’une est morte, pas l’autre. Tout n’était pas écrit non plus. Maintenant, vous avez raison, un des moments les plus tragiques et étonnants de la vie de Laëtitia, c’est sa dernière journée. Cette fille qui avait une vie très rangée, qui ne fumait pas, ne buvait pas, ne sortait pas, qui venait de découvrir les petits copains, qui sortait à peine de l’adolescence, le jour de sa mort, elle boit du champagne, elle fume du cannabis, elle sniffe de la coke et elle suit cet inconnu, un homme qui a presque 15 ans de plus qu’elle, patibulaire, bizarre, dont toutes les femmes sentent la dangerosité. À mon avis, une des explications les plus profondes, c’est que Laëtitia a suivi cet homme parce qu’elle ne s’est pas rendu compte qu’il était dangereux, parce que tous les hommes qu’elle avait croisés dans sa vie étaient des hommes dangereux, violents, qui vous agressent, qui vous manipulent et celui-là n’était pas pire qu’un autre. Sa dernière journée s’éclaire par sa vie. Le meurtre de Laëtitia, c’est le dernier maillon d’une chaîne de violence misogyne. C’est un fait qui éclaire toute la société.

Le sous-titre de votre livre est « la fin des hommes » et on y sent une colère, vous dites par moments que vous aviez honte d’être un homme.

Je ne fais de leçon à personne, mon livre ne dénonce rien. On sait très bien qu’il y a des millions de maris, de papas et de grands frères qui sont géniaux et tendres. Mais la galerie de portraits d’hommes qu’on trouve dans mon livre, alors là, il n’y a pas de quoi être fier. Combien de chercheurs hommes travaillent sur l’histoire des femmes ? Je n’en connais pas beaucoup, 99 % des chercheurs qui travaillent sur l’histoire des femmes sont des femmes. Ça veut dire quelque chose. Si ce livre avait été écrit par une femme, je suis certain qu’il n’aurait pas eu le même impact. C’est une réflexion sur la masculinité. Qu’est-ce que la masculinité dans nos sociétés ? N’importe quel imbécile a des théories sur ce qu’est la féminité, mais il n’y a pas beaucoup d’hommes qui vous diront ce que c’est qu’être masculin.

Pourquoi vous intéressez-vous autant au sort des enfants abandonnés ?

Ça remonte à mon histoire familiale. Parce que j’ai fait un livre sur mes grands-parents qui ont été assassinés pendant la Seconde Guerre mondiale et que mon père est orphelin. J’ai grandi dans une violence au sens large, j’ai toujours su que mes grands-parents avaient été assassinés dans un génocide. C’est quelque chose qui laisse des traces. C’est évidemment pour ça que je suis devenu un historien. C’est une réflexion sur la disparition, la violence, la perte et puis moi là-dedans. Je ne devrais pas être là. Si l’histoire s’était passée normalement, mon père aurait été tué enfant. Je suis là. Pourquoi ? À quoi je sers ? Je fais des livres. Je fais des livres sur les disparus.

Laëtitia ou la fin des hommes

Ivan Jablonka

Seuil, 383 pages

EXTRAIT 

« Bébé maltraité, gamine oubliée, fillette placée, adolescente timide, jeune fille sur le chemin de l’autonomie, Laëtitia Perrais n’a pas vécu pour devenir une péripétie dans la vie de son meurtrier, ni un discours à l’ère Sarkozy. Je rêve Laëtitia comme si elle était absente, retirée dans un lieu qui lui plaît, à l’abri des regards. Je ne fantasme pas sur la résurrection des morts ; j’essaie d’enregistrer, à la surface de l’eau, les cercles éphémères qu’ont laissés les êtres en coulant à pic. »

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