Chronique

Angles morts

En 2001, je suis devenu chroniqueur télé au Journal de Montréal. Québecor venait de mettre la main sur Vidéotron et TVA.

J’ai reçu à mon bureau une note écrite de la main de Pierre Karl Péladeau lui-même. Je dois bien l’avoir encore quelque part. J’oublie les mots exacts, mais en voici l’esprit : félicitations, je vais vous suivre attentivement…

Je ne connaissais pas M. Péladeau, je ne lui avais jamais parlé de ma vie. J’étais surpris qu’il puisse même connaître mon existence.

Mais voilà qu’au moment où je commençais à couvrir le monde de la télé, dont TVA était – est – un Goliath incontournable, il m’écrivait pour me féliciter et me dire qu’il allait suivre mon travail attentivement…

Je n’ai jamais su quoi penser de cette note, mais j’ai décidé de couvrir TVA comme je couvrirais n’importe quel réseau, comme j’ai toujours tout couvert : en écrivant au final ce que je veux écrire.

Pendant deux ans, j’ai esquinté et louangé selon mon bon vouloir, sans épargner TVA quand TVA ne méritait pas d’être épargnée. J’ai écrit que la première émission quotidienne de Star Académie était un ratage, qu’un concours faisant la promotion d’un nouveau véhicule dans un talk-show était une plogue gênante, etc.

On ne m’a jamais demandé d’y aller mollo avec TVA, notre nouvelle cousine corporative.

Mais je n’ai pas tripé non plus en recevant cette note manuscrite de Pierre Karl Péladeau. Je préfère que les milliardaires qui possèdent les médias pour lesquels je travaille ne pensent pas à moi. Je ne veux pas savoir s’ils me suivent, attentivement ou pas.

Je veux vous parler d’autocensure.

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La semaine passée, la députée solidaire Catherine Dorion a apostrophé Pierre Karl Péladeau avec sa maestria habituelle à l’Assemblée nationale, lors de cette commission parlementaire sur l’avenir des médias d’information.

La députée a rappelé qu’elle a tenu un blogue chez Québecor et qu’on l’avait poussée à l’autocensure en lui suggérant de ne pas écrire sur Pierre Karl Péladeau, le grand patron de Québecor. Elle s’en est offusquée.

Pas moi.

Ça fait 20 ans que je travaille dans des journaux à Montréal. Au JdeM, d’abord (1999-2006), puis à La Presse (depuis 2006).

Je ne connais aucun journaliste, ici ou ailleurs, qui trouve confortable de couvrir son propriétaire. C’est comme ça. Je n’ai jamais vécu dans la fiction que Le Journal de Montréal lancerait la grande enquête qui lèverait le voile sur la faillite de Quebecor World, le géant de l’imprimerie dont le naufrage a commencé sous la gouverne de Pierre Karl Péladeau.

Je n’ai jamais pensé non plus que La Presse allait lancer l’enquête sur les décennies d’influence de la famille Desmarais en politique canadienne.

Comme ils disent en anglais : « Too close for comfort. »

Comment tu veux enquêter sereinement sur ton boss, comment tu veux que tes boss encadrent sereinement les papiers visant le boss ultime de ton journal ?

C’est ici qu’intervient la diversité des médias. La Presse n’allait pas passer les Desmarais aux rayons X, mais Le Journal de Montréal le faisait, avec un zèle impressionnant.

Des fois, je lisais la couverture que le JdeM faisait de nos milliardaires et je me disais : coudonc, en plus de contrôler tous les aspects de la vie politique canadienne, décident-ils aussi de la date de la première tempête de neige ?

À lire le JdeM, parfois, on aurait pu le croire.

Mais l’essentiel était ailleurs. L’essentiel était que Le Journal de Montréal talonnait nos milliardaires, posait des questions sur les activités de Power Corp. et même si cela pouvait être emmerdant pour nos milliardaires, eh bien, les milliardaires doivent être scrutés par les médias. C’est important.

L’envers était – est – vrai. Les autres médias, comme La Presse, peuvent et doivent poser des questions sur le milliardaire qui dirige Québecor, un dirigeant hyper-influent au Québec, qui a aspiré à le diriger. À son meilleur, la diversité des médias, c’est aussi ça : les angles morts d’un média sont couverts par un autre.

Ce qui m’amène à mes collègues des journaux de Québecor qui rivalisent d’enthousiasme pour nous dire depuis quelques jours qu’ils ont toute la liberté du monde pour dire ce qu’ils veulent dire. L’autocensure, nous disent-ils, connais pas.

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Vidéotron vient de lancer un nouveau produit, Helix. Je n’en connais pas les détails, mais c’est une grosse affaire dans le monde de la câblodistribution. La Presse y a consacré de l’espace en une.

Question poche, puisqu’on parle d’autocensure : disons que ce truc, Helix, est au final un mauvais produit, est-ce que les artisans du Journal de Montréal vont pouvoir en parler ?

Question poche, encore : si Bell, le grand concurrent de Vidéotron, sort un machin comme Helix, appelons ça Belix, le PDG de Bell aura-t-il droit à une entrevue avec le chef d’antenne de TVA ?

Sera-t-il interviewé par un reporter de TVA ?

Le PDG de Vidéotron a eu droit à ce genre de couverture à TVA.

Je continue dans le rayon des angles morts. Le Journal de Montréal a fait une couverture très serrée des activités de Téo Taxi, la société de taxis électriques fondée par Alexandre Taillefer. Des articles, des chroniques, une enquête de deux mois, en veux-tu, en v’là : Le Journal de Montréal a passé Téo Taxi aux rayons X, notamment parce que Téo recevait de l’aide publique.

Maintenant que Téo Taxi a été rachetée par Pierre Karl Péladeau, est-ce que Le Journal de Montréal va faire une couverture aussi serrée de l’aide publique que pourrait recevoir Téo (M. Péladeau a déjà déclaré que Téo 2.0 en demanderait) ?

Les voix qui, chez Québecor, sont montées au créneau pour défendre leur liberté d’action, je les crois…

Je crois que les journalistes et les chroniqueurs de Québecor peuvent couvrir ce qu’ils veulent…

Sur la santé, sur la SAQ, sur la SAAQ, sur l’éducation, je les crois, ils peuvent écrire tout ce qu’ils veulent.

Sur l’état des routes, sur l’insalubrité des restaurants, sur la police, sur les bandits, aussi.

Sur le Canadien, sur l’Impact, sur les Alouettes, sur le sport amateur, idem.

Sur les activités du gouvernement, sur Justin Trudeau, sur les villes, bien sûr.

Il n’y a qu’à voir la couverture de toute une variété de sujets – comme cette récente enquête sur la Caisse de dépôt – pour voir que c’est couvert, et bien couvert.

Mais sur ce qui touche les activités des filiales de Québecor et celles de son PDG, M. Péladeau ?

Non.

Là, je ne les crois pas. Vous êtes aussi mal à l’aise que tous les journalistes qui, ici et ailleurs, doivent couvrir leur milliardaire.

Là, les voix, chez Québecor, sont plus frileuses quand il s’agit de l’univers Québecor.

Un exemple, parmi tant d’autres ?

Le mardi 12 décembre 2017, un reportage de TVA affirmait que les dirigeants de deux mosquées de Montréal avaient demandé à un entrepreneur que les femmes soient exclues du chantier, à proximité. Or, c’était faux, archifaux. Trop tard, le dommage était fait : la mosquée a été ciblée par toutes sortes de menaces de la part de toutes sortes d’imbéciles et le Québec a été plongé dans une nouvelle tourmente socio-religieuse.

Cet événement a fait les manchettes partout au Québec, cette semaine-là. Il fut abondamment commenté.

Mais pas dans Le Journal de Montréal.

Dans Le Journal de Montréal, ce dérapage de TVA qui était l’histoire de la semaine n’a fait l’objet que d’un petit article de 377 mots en page 12, avec le titre : « Message de solidarité aux deux mosquées – Des élus ont cherché à apaiser les tensions hier », le samedi 16 décembre 2017…

Quatre jours après le reportage de TVA.

Qu’un média ne soit pas hyper-combatif quand il s’agit de son propriétaire, appelez ça de l’autocensure, mais je peux le comprendre. J’appelle ça un angle mort.

Ça fait beaucoup d’angles morts, pour les journalistes et chroniqueurs de Québecor…

Télévision.

Journaux.

Téléphonie mobile et résidentielle.

Internet.

Câblodistribution.

Culture, dont la musique.

Télévision, diffusion et production.

Production de spectacles.

Équipes sportives.

Postproduction télévisuelle et cinématographique.

Taxi.

Édition de livres.

Affichage, dans les abribus et sur les autobus.

Ces nombreuses activités commerciales forcent des interactions tout aussi nombreuses avec des organismes réglementaires, avec l’État, avec des municipalités, avec d’autres parties prenantes de tout un tas d’écosystèmes…

Autant d’interactions qui sont d’intérêt public, qui doivent faire l’objet d’attention journalistique.

Québecor et M. Péladeau sont à ce point présents au Québec que ça commence à imposer des angles morts très larges pour les journalistes et chroniqueurs de Québecor, si larges que ça va commencer à ressembler à de la cécité.

Un exemple : je n’ai pas vu beaucoup de diversité d’opinions dans les médias de Québecor concernant le bras de fer Bell-Vidéotron, dans le dossier des redevances de TVA Sports, au printemps dernier.

Ai-je raté une chronique du JdeM qui aurait accordé quelque crédit à la position de Bell ?

Un autre exemple ? Pendant quelques années, Le Journal de Montréal et Le Journal de Québec se sont mis à couvrir en détail les activités de la radio parlée. Un animateur de CHOI Radio X faisait une sortie sur A, B ou C : les lecteurs avaient droit au verbatim.

Et les résultats des sondages de radio étaient couverts de long en large…

Puis, fin 2018, Québecor a lancé QUB, une radio web.

Résultat : Le Journal de Montréal et Le Journal de Québec couvrent ce qui se dit à QUB avec une efficacité de sténographe de palais de justice.

Mais la couverture des autres radios a à peu près disparu, ce n’est plus couvert comme avant.

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Depuis la sortie de Catherine Dorion sur la culture de l’autocensure chez Québecor, les chroniqueurs du groupe rivalisent donc d’enthousiasme pour nous dire qu’ils peuvent dire ce qu’ils veulent.

Je les crois…

Mais pas pour ce qui concerne Québecor et ses multiples filiales. Pas pour ce qui concerne les produits Québecor, sorry.

Le hic, c’est qu’on commence à vivre sur la planète Québecor.

M. Péladeau voulait même avoir une partie du ciel, il aurait aimé avoir une compagnie d’aviation, Air Transat, tout récemment…

Et peut-être est-ce un hasard, mais les médias de Québecor se sont mis à passer Air Canada aux rayons X.

Je ne dis pas que c’est mal, de passer Air Canada aux rayons X. Je dis que le timing était convergent en tabarslak avec les intérêts de Pierre Karl Péladeau, qui aurait voulu bloquer la vente de Transat à Air Canada.

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En août dernier, Pierre Karl Péladeau poursuit La Presse : il allègue que le chroniqueur Hugo Dumas le salit depuis des années. Il réclame 500 000 $ à La Presse. TVA poursuit également La Presse et Dumas.

(Ceci expliquant peut-être cela, Hugo Dumas est « barré » à TVA depuis plus de deux ans. On ne rend plus ses appels. On lui interdit l’accès aux visionnements de presse. Il n’y a pas de raison officielle, sinon qu’avant d’être barrés, Hugo Dumas et La Presse se sont fait dire par des gens de TVA que le chroniqueur était « trop dur » avec TVA.)

Au fil des années, les avocats de Québecor et de M. Péladeau ont été très occupés dans des guérillas juridiques avec Radio-Canada, Bell, la Ville de Laval, le Groupe CH/evenko, La Presse, Le Soleil, Juste pour rire et le gouvernement du Québec, pour ne nommer que ceux-là.

Dans un portrait de PKP publié dans La Presse en 2014, d’anciens cadres de Québecor ont raconté comment M. Péladeau a imposé une culture de la poursuite dans l’entreprise. Citation d’un ex-cadre : « Le service juridique est actif, influent et très agressif. »

Et ce service juridique actif, influent et très agressif de Québecor s’est lancé aux trousses d’un organisme qui s’appelle le Conseil de presse, en août 2018.

Le Conseil de presse, c’est le tribunal d’honneur des journalistes du Québec. Financé par les médias membres, il traite les plaintes du public concernant le travail médiatique et distribue parfois des blâmes… symboliques.

Cas de figure : le journaliste Lagacé aurait dû appeler Madame X pour lui demander sa version des faits avant d’écrire qu’elle avait réveillé sa voisine avec sa tondeuse à 6 h 30 du matin…

Pas d’amende, pas de suspension en cas de blâme. Mais un blâme, qui est diffusé. Le Conseil de presse diffuse ses décisions, c’est ça, la tape sur les doigts : une diffusion des blâmes. Un tribunal d’honneur au « marteau » symbolique.

Eh bien, Québecor a quitté le Conseil de presse. Ses médias s’y estimaient traités injustement.

Sauf que le Conseil de presse a continué à traiter les plaintes touchant Le Journal de Montréal, Le Journal de Québec et TVA, par principe. Même si Québecor refusait de participer au processus.

Et des fois, même si Québecor ne lui répond plus, le Conseil blanchit Québecor.

Des fois, il blâme Québecor.

Qu’importe. En août 2018, Québecor a déposé une poursuite en diffamation de 200 000 $ contre le Conseil de presse.

Si le Conseil de presse perd cette poursuite, on voit mal comment le Conseil de presse pourrait continuer à opérer. Sa survie est menacée.

Je résume : un tribunal d’honneur qui distribue des blâmes symboliques aux journalistes est poursuivi par une entreprise dont la capitalisation boursière s’élève à près de 8 milliards de dollars…

Tout ça pour des blâmes… symboliques.

C’est quasiment comme si Québecor utilisait son poids juridique et financier pour intimider les (quelques) voix qui osent la critiquer.

Ça donne envie à beaucoup de voix dans les mondes médiatique, culturel et corporatif de ne pas heurter les susceptibilités de Québecor ou de M. Péladeau, disons de les confiner dans leur propre angle mort.

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Si Québecor met la main sur Le Soleil, Le Droit, La Voix de l’Est, Le Nouvelliste, Le Quotidien et La Tribune, comme il tente de le faire après le naufrage de Groupe Capitales Médias, ce sera une énorme perte pour la diversité des voix en général, au Québec.

Et ces journaux, j’en suis certain, ne critiqueront jamais vigoureusement quoi que ce soit touchant les intérêts commerciaux de Québecor et de Pierre Karl Péladeau.

Ça fera six journaux de moins qui parleront, par exemple, d’un reportage erroné de TVA qui provoque des tensions sociales.

Ça fera six journaux de plus qui diront à quel point les multiples produits et services de Québecor sont exceptionnels.

Et si La Presse meurt, eh bien, ça fera une voix de moins qui, de temps en temps, passe les multiples entités corporatives de Québecor sous les rayons X du nécessaire travail journalistique. Qui met la loupe sur le milliardaire qui dirige Québecor.

Ça fera une voix de moins qui raconte le réel autrement que de la façon dont Québecor le raconte.

Restera Le Devoir, Radio-Canada et, et, et…

Et qui, au fait ?

Restera quelques médias du web, tiens. Comme Ricochet, ce média de gauche poursuivi par Richard Martineau, commentateur vedette du Journal de Montréal, pour 350 000 $ (un règlement à l’amiable a évité un procès).

Québecor et son PDG sont partout et, si la tendance se maintient – parce que la diversité médiatique vivote –, la critique de Québecor et de son PDG ne sera à peu près nulle part au Québec.

Ajoutez à cela l’autocensure chez ceux qui ne critiquent pas Québecor par peur de représailles juridiques et, si la tendance se maintient, les contradicteurs de Québecor pourront se réunir dans une toilette d’avion.

Et je ne suis pas sûr que cette perspective déplaise au premier dirigeant de Québecor.

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On ne m’a jamais dit quoi écrire quand j’étais chez Québecor, de 1999 à 2006, où j’ai adoré travailler. Affecté au beat télé, j’ai décidé de couvrir TVA comme s’il s’agissait d’un réseau comme un autre, de 2001 à 2003. Avec l’assentiment de mes boss.

Est-ce que Le Journal de Montréal offre de nos jours une couverture critique de TVA, côté couverture télé ? Je laisse les lecteurs être juges de cela.

En 2003, j’ai migré de la chronique télé à la chronique tout court, dans la section Actualités du JdeM. C’est le rédacteur en chef, Dany Doucet, mon mentor de l’époque, qui fut la fusée Soyouz de ma carrière, qui m’y a nommé.

J’ai commencé à chroniquer au général dans les pages du JdeM quelque part à l’intersection de l’été et de l’automne 2003, il y a presque exactement 16 ans.

Je n’ai pas reçu de note écrite de la main de Pierre Karl Péladeau pour souligner cette nouvelle affectation. 

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