ROMAN QUÉBÉCOIS MORDECAI RICHLER

Mordecai de Montréal

Solomon Gursky

Mordecai Richler

Traduit par Lori Saint-Martin et Paul Gagné

Boréal, 672 pages

4 étoiles

Près de 14 ans après sa mort, l’écrivain montréalais Mordecai Richler est plus que jamais dans l’actualité. Sa ville natale lui a rendu un hommage posthume, il y a quelques jours, et son célèbre roman The Apprenticeship of Duddy Kravitz deviendra comédie musicale à l’été. Mais le plus important ? C’est peut-être que cinq de ses romans sont, pour la première fois, traduits par des Québécois, dont cette incroyable épopée qu’est Solomon Gursky. Cela permet notamment au « bar le Chien fou » (dans la traduction française de 1992) de redevenir ce qu’il était dans la version originale anglaise : le bar de « Mad Dog » Vachon !

Cinq romans. Cinq grands romans, sur les dix écrits par l’impétueux Mordecai Richler (1931-2001), enfin traduits par des Québécois et publiés en grand format, aux Éditions du Boréal. Oui, c’est un événement, pour la littérature et pour les Québécois, même ceux qui « haguissent » encore Richler.

« À mon avis, dit le directeur général de Boréal Pascal Assathiany, Mordecai Richler, c’est le pendant anglophone de Victor-Lévy Beaulieu : ce sont deux personnages publics très controversés, qui disent des choses provocantes, parfois à dessein – et parfois sans dessein ! [rires] –, mais qui, par leur œuvre, s’imposent absolument. Je ne pense qu’il y ait grand-monde qui conteste leur talent. Il faut donc que leurs livres soient disponibles. »

Encore faut-il que ce talent soit bien traduit, dans le cas de Richler. Déjà, en 2011, Le Livre de poche avait fait retraduire Barney’s Version de Richler (Le monde de Barney) à la faveur de l’adaptation cinématographique qui venait d’en être faite : on avait enfin une version française dans laquelle « Le Rocket » Maurice Richard n’était plus traduit par… « La Fusée » !

Cette fois, chez Boréal, ce sont cinq romans majeurs, dont The Apprenticeship of Duddy Kravitz (1959), Solomon Gursky Was Here (1989) ou Joshua Then and Now (1980), qui sont retraduits en français, à l’intention de toute la francophonie.

Or, le grand coup de Boréal, c’est d’en avoir confié la traduction à un couple de traducteurs parmi les plus réputés de toute la francophonie : les Québécois Paul Gagné et Lori Saint-Martin ont reçu une foule de prix (dont deux Prix du Gouverneur général) pour leur cinquantaine de traductions publiées ici et en Europe, dont celles des livres de Margaret Atwood, Neil Bissoondath, Ann-Marie MacDonald, etc.

« Pour traduire Richler, l’important était de trouver un équilibre entre le français québécois et le français international. » — Paul Gagné

« Nous voulions donner une lecture moderne la plus intelligible possible pour le plus grand nombre de lecteurs francophones », explique Paul Gagné. Et fait non négligeable, il y aura, pour la première fois, une unité de ton entre les cinq traductions, comme il en existe une entre les cinq romans en version originale.

SOLOMON AVEC NOUS

La première de leurs cinq traductions est parue cette semaine : Solomon Gursky, qui est certainement un des romans les plus épiques – et les plus hilarants – jamais écrits au Québec. Il y est autant question d’Inuits convertis au judaïsme (!), de la Longue marche de Mao, de la dernière expédition de Franklin dans l’Arctique en 1845, d’un corbeau maléfique et de six générations de la famille Gursky (inspirée de la richissime famille Bronfman, en passant). Et il y est surtout question d’un Montréal révolu, le Montréal juif anglophone des années 50 et 60, dans le Québec d’avant les cégeps, quand l’éducation n’était vraiment pas pour tous…

Pour le grand critique québécois Gilles Marcotte, Solomon Gursky était peut-être « le plus grand roman jamais écrit au Canada, toutes ethnies confondues » (L’Actualité, février 1991). Pour le quotidien français Le Monde, au moment de la sortie de la traduction française en 1992, le roman n’était rien de moins qu’une « grande fresque judéo-canadienne à grand spectacle […], un récit épique et drolatique qui explore, dans un style quasi biblique, avec une verve formidable, les divers destins juifs possibles et imaginables ».

Oui, Richler y méprisait, dans quelques paragraphes, les Québécois francophones d’alors. Mais franchement, ce n’était rien à côté du colossal et prodigieux mépris qu’il éprouvait pour les juifs anglophones montréalais – et en fait pour le genre humain en général !

« C’est vrai, il est féroce, dit Lori Saint-Martin, il n’épargne personne. Mais c’est la marque d’un exceptionnel satiriste qui se moque de faiblesses humaines toujours existantes : les riches pingres, les investisseurs vaniteux, les hommes d’affaires mesquins, les poètes prétentieux, c’est encore d’actualité ! » Comme d’ailleurs l’état des routes au Québec dès qu’on passe les douanes américaines : c’était terrible dans les années 60, si on en juge par Solomon Gursky, ça l’est toujours en 2015 si on en croit la suspension de nos voitures !

N’empêche que c’est sans doute l’ironie de Richler la plus grande difficulté de traduction : le Montréalais adorait faire coexister la grande Histoire et des références extrêmement locales, qui n’avaient parfois cours que dans un certain quartier montréalais, et même dans une seule rue de ce quartier. À cet égard, il y a plus d’un parallèle entre l’univers de Richler et la rue Fabre de Michel Tremblay…

« C’est l’idée derrière ces traductions, conclut Pascal Assathiany, faire connaître le romancier et son œuvre, au-delà du polémiste qu’il était. En Italie, Richler est une vedette absolue, il vend des centaines de milliers d’exemplaires – alors que ce n’est pas le cas en Espagne. C’est peut-être bien grâce à la qualité des traductions en italien ! »

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