Incursion dans l’univers lucratif des piqueries

Les piqueries d’Hochelaga-Maisonneuve, à Montréal, sont de telles vaches à lait pour les organisations criminelles que le parquet de l’une d’elles devait être refait toutes les trois semaines à cause du va-et-vient. Le témoignage d’un ancien trafiquant devenu délateur offre une rare incursion dans le milieu glauque de la vente de crack, où l’on finance même parfois des équipes de baseball…

Le personnage principal

Le délateur, Patrick Corbeil, a retourné sa veste après son arrestation dans l’opération Magot, qui a décapité en novembre 2015 une alliance motards-mafia-gang qui dirigeait le crime organisé montréalais. Tout ce qui suit se fonde sur son témoignage, qui n’a toutefois encore jamais été démontré en cour. Durant une enquête préliminaire, il a raconté avoir amorcé sa carrière criminelle alors qu’il travaillait au bar Sportif 33, contrôlé par Giuseppe Ruffolo (tué en 1996), Lorenzo Giordano (assassiné en 2016), Francesco Del Balso et Vito Liscio, qu’il a appelés « sa famille ». Il a ensuite, entre autres, occupé un emploi de pompiste dans un garage de l’est de Montréal. En décembre 2008, son patron et ami, Anthony Battaglia, l’a invité à un souper de Noël.

Les acteurs de soutien

Durant le souper – auquel participait le Hells Angel Salvatore Cazzetta –, Battaglia lui a présenté un autre motard : André Sauvageau. Corbeil et lui sont sortis fumer une cigarette, et Sauvageau lui a alors proposé de diriger une « compagnie » de trafic de stupéfiants dans Hochelaga-Maisonneuve. Corbeil a accepté. Rapidement, son entreprise a pris de l’ampleur. Ses adjoints et lui se sont associés aux trafiquants du quartier voisin, Rosemont. Corbeil et son groupe ont hérité plus tard du Village gai et d’une partie du secteur Pointe-aux-Trembles. Selon Corbeil, Sauvageau parrainait son réseau en compagnie de deux autres individus, Gregory Woolley et Dany Spinces-Cadet, qui faisaient partie d’un gang appelé les Bronzés.

2200 $ de cocaïne par jour

Le groupe contrôlait aussi une piquerie située au 3911, rue Sainte-Catherine. Cette « piaule », très connue dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, avait été la cible de quelques incendies. Après une énième descente de police, la Ville a racheté l’immeuble. Mais qu’à cela ne tienne, Corbeil et son groupe en ont ouvert une autre, toujours rue Sainte-Catherine. « C’était vraiment notre vache à lait », dit Corbeil. Selon lui, ses employés pouvaient écouler jusqu’à 2200 $ de cocaïne et de crack par jour durant les premières journées du mois, et 700 $, les autres jours. Cela pouvait représenter 4 kg de cocaïne par mois. « Le va-et-vient des clients était tellement grand qu’on devait changer les tuiles du plancher toutes les trois semaines et on peinturait tous les deux mois », a déjà déclaré Corbeil aux enquêteurs. La piquerie comptait de nombreux employés, dont un gérant surnommé Bobette. Ils utilisaient des appareils de communication cryptée qui coûtaient 700 $ et les remplaçaient tous les trois mois.

Des négos avec la police et le propriétaire

Les policiers du poste de quartier 23 débarquaient régulièrement dans la piaule et faisaient des arrestations. Mais les activités continuaient. « Je crois qu’une des raisons pour lesquelles la police n’a pas fermé l’endroit, c’est qu’ils savent bien que tout ce pauvre monde se retrouverait mort dans des bancs de neige s’il n’avait pas cette piaule », a déjà dit Corbeil. Selon ce dernier, les policiers exigeaient que les trafiquants fassent des dons à des organismes de charité. En échange, ils promettaient de ne pas faire de dommages lors des vérifications. Corbeil a également raconté qu’il payait 2500 $ de loyer, mais que le propriétaire a augmenté à 6000 $ après avoir assisté à une rencontre de la police et appris l’existence du commerce que ses locataires y faisaient.

Une « taxe » mensuelle de 45 000 $ : HELLS ou SAUVAGEAU

Patrick Corbeil dit avoir écoulé 48 kg de cocaïne par année, soit près de 200 kg au total, entre la fin de 2011 et novembre 2015, moment de son arrestation. Sauvageau lui imposait une taxe de 4500 $ par kilogramme vendu. À une certaine époque, il devait en écouler 10 par mois, et verser une taxe de 45 000 $. Selon Corbeil, 37 000 $ allaient à Sauvageau, Woolley et Cadet, 4000 $ à l’ancien chef guerrier des Hells Angels Maurice Boucher et 4000 $ à Salvatore Cazzetta. Rappelons toutefois que cela n’a jamais été prouvé en cour, que Cazzetta a été accusé de recel, mais a bénéficié d’un arrêt du processus judiciaire. La fille de Maurice Boucher, Alexandra Mongeau, recevait par ailleurs 1000 $ par mois alors qu’une somme de 10 000 $ aurait été versée au début au Hells Angel Paul Fontaine, toujours selon Patrick Corbeil. 

« Arrange-toi avec tes troubles »

Trafiquer des stupéfiants dans Hochelaga-Maisonneuve pour les Hells Angels n’était pas toujours facile. Régulièrement, des vendeurs se faisaient arrêter et des clients avaient de la difficulté à payer leur dû à Corbeil qui, à son tour, amassait à grand-peine l’argent de la taxe. « Les 45 000 $, c’est un loyer. Les problèmes, ça ne nous regarde pas. C’est ton territoire, c’est à toi de gérer », ont dit Sauvageau et Cadet à Corbeil, selon ce dernier. 

Une autre fois, c’est la mafia qui a vendu de l’héroïne dans des points de vente fixes, dans Hochelaga-Maisonneuve, alors qu’elle n’avait pas le droit de le faire, en vertu d’une entente avec les motards. Une altercation entre les employés de Corbeil et de la mafia s’est terminée en blessure par un coup de couteau. Une rencontre au sommet a eu lieu entre Corbeil, Woolley et un certain Baldy, qui représentait l’autre groupe, et la paix est revenue. 

Jeu de balle et jeu de balles

Corbeil, un amateur de baseball, s’est payé une équipe dans une ligue de garage en 2014. Inscriptions, uniformes et équipements d’une valeur d’environ 8000 $ ont été payés avec l’argent de la drogue. Un jour, un joueur d’une équipe adverse a demandé : « Où est le gros motard qui coache au troisième but ? », en parlant de Corbeil. « Pourquoi tu dis que je suis un motard ? Je ne te connais pas. On est ici pour jouer à la balle. Tu veux voir c’est quoi un motard ? Tu vas voir », a fulminé Corbeil. Lors de la partie suivante opposant les deux équipes, le motard Carlos Fernandez s’est présenté avec sa veste des Nomads de l’Ontario, flanqué de deux membres des Red Devils. Il n’y a eu aucune violence, mais les policiers se sont présentés au parc. 

Le témoignage de Corbeil est ponctué d’anecdotes de motards. Un autre exemple : durant les années 90, Corbeil portait un chandail des Rock Machine. Tony Plescio, membre de ce groupe, lui a alors recommandé de retourner son chandail à l’envers, « car il était en guerre ». Plescio sera tué durant la guerre des motards, en octobre 1999.

Frisé sur le qui-vive

Corbeil dit avoir rencontré Sauvageau, alias Frisé, une soixantaine de fois alors qu’il dirigeait son réseau de trafic de stupéfiants. Sauvageau, qui est mort la semaine dernière à l’âge de 62 ans, était le dernier accusé du projet Magot. Corbeil a raconté qu’à trois reprises, en 2013 et en 2014, Sauvageau l’avait prévenu d’une frappe policière le lendemain, dont une « avec 300 mandats », et lui avait demandé de lui louer une chambre pour qu’il puisse y passer la nuit, plutôt que chez lui. L’histoire ne dit pas si Sauvageau a utilisé les chambres et si les frappes policières appréhendées – ou au moins l’une d’entre elles – ont bel et bien eu lieu.

Tout a commencé avec un vol de bonbons

Au début de 2015, Corbeil a été arrêté et relâché dans la foulée de l’enquête Magot. Il affirme qu’à la suite de cette arrestation, ses employeurs n’avaient plus confiance en lui et l’ont remplacé par un autre. Il affirme également qu’il a embauché un individu devenu agent civil d’infiltration pour la police et que pour sa sécurité, il a décidé de devenir délateur. Mais l’homme a passé un mauvais quart d’heure en contre-interrogatoire, les avocats de la défense débusquant des contradictions et le montrant comme un homme revanchard, violent et sans scrupule, même envers des proches. Corbeil a admis avoir payé plusieurs fois des individus pour battre des gens qui l’ont floué. À 8 ans, après avoir été attrapé pour un vol de bonbons, il a allumé dans des vidanges un incendie qui s’est propagé à un dépanneur et l’a détruit.

Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, écrivez à drenaud@lapresse.ca ou écrivez à l’adresse postale de La Presse. 

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