Chronique

Un fou sort de sa bulle

Je n’ai pas regardé les images de la tuerie. D’abord, c’est ce que ce salaud qui a commis ce massacre en Nouvelle-Zélande souhaitait en se filmant : qu’on le regarde… Je ne vais pas lui donner le plaisir de gonfler ses stats.

Ensuite, je n’ai juste pas le cœur de regarder des êtres humains se faire abattre comme dans un Fortnite

J’ai lu son manifeste, par contre.

Et ce qui me frappe, pour la centième fois depuis quelques années, c’est que ce gars-là ne vivait pas dans notre monde. Il vivait dans une bulle créée par l’imaginaire de paranos comme lui, une bulle qui n’a rien à voir avec le réel, qui existe dans le numérique.

Mais une bulle qui est devenue le réel, son réel.

Sa bulle à lui, c’est celle des Blancs assiégés par les étrangers. Un monde en soi, dans lequel les héros sont Hitler et d’autres néonazis, le fou du massacre de Norvège, celui de la mosquée de Québec, celui de l’église de Caroline du Nord.

Selon un analyste du site d’enquêtes numériques Bellingcat(1), le manifeste du fou de Christchurch s’adresse d’abord et avant tout aux habitants de son monde virtuel, de sa bulle. Je le cite : « Le tireur semble avoir atteint son but, donner des lol et de l’inspiration aux usagers de 8chan. »

Dans ces bulles isolées du réel, les données, les faits, les nuances, les complexités, la science et les subtilités qui contredisent votre vision du monde n’existent pas, sinon pour être descendues en flammes.

***

Alors, on dira que le tueur de Nouvelle-Zélande était motivé par la haine. Et c’est vrai. Mais il faudra un jour parler de ces bulles numériques où toutes les radicalisations sont désormais possibles, à la vitesse grand V.

Le mouvement antivaccins a formé une de ces bulles avec l’essor de l’internet : le mouvement de scepticisme antivaccins n’aurait jamais atteint cette influence sans les bulles numériques. Dans la bulle « antivax », Jim de San Francisco, Mélina de Marseille et Angela de Montréal se crinquent entre eux, citent leurs propres « experts » qui contredisent le consensus scientifique « officiel » pour justifier leur scepticisme face à la vaccination.

Et ça « marche » : les taux de vaccination reculent.

Les incels, ces « célibataires involontaires », vivent aussi dans leur bulle numérique, hyper-misogyne celle-là. On y trouve leurs penseurs – le Canadien Jordan Peterson, notamment – , leur mythologie et même un humour qui leur est propre, notamment détourné du film The Matrix. Dans la bulle des incels, les choses sont claires, rassurantes : tout est la faute des femmes et des féministes.

Les djihadistes modernes se radicalisent aussi dans leur bulle numérique. Ils y trouvent leurs prêcheurs de haine, leurs « nouvelles » biaisées et apocalyptiques. Fini, les voyages de radicalisation en Afghanistan et au Pakistan. Du sous-sol de ses parents, le djihadiste 2.0 vit dans des bulles où il finit par croire que, pour sauver l’oumma (la communauté des croyants musulmans), il doit aller couper des têtes à Raqqa.

Le gars de Nouvelle-Zélande, même chose. Tu lis son manifeste et c’est truffé de codes qu’il est impossible de comprendre si on n’habite pas la bulle numérique orbitant autour de 4chan, un univers où le pauvre Blanc est visé par un « grand remplacement » organisé par les « élites », et facilité par les juifs « globalistes »…

Le « grand remplacement » de qui ?

Des Blancs, bien sûr.

Par qui ?

Par les « races inférieures », notamment (mais pas seulement) les musulmans.

Le « grand remplacement » est une lubie popularisée par le fomenteur de haine Renaud Camus, un Français qui a publié un livre coiffé de ce titre en 2011. Le titre du manifeste du tueur de Christchurch est une référence directe au « grand remplacement » promu par Renaud Camus.

Sur les sites que fréquentait le tueur de Nouvelle-Zélande – sa bulle, quoi –, il communiait avec ses semblables convaincus que chaque musulman est une menace intime et immédiate à sa sécurité, la même croyance folle que notre tueur de masse à nous, le gars de Québec qui a ciblé la mosquée (et dont on se cr**** complètement des sentiments face au massacre de Christchurch, by the way).

Dans sa bulle islamophobe, le tueur de Christchurch déconnait avec ses semblables, tout aussi paranos face aux gouvernements en général, aux juifs en particulier (les juifs ont toujours un rôle dans les délires des conspirationnistes), aux « merdias », à la bouffe halal ou cashère, au « globalisme », à l’ONU et, bien sûr, face à l’immigration, toujours l’immigration. L’immigration est la drogue hallucinogène de ces gens-là.

La radicalisation djihadiste qui s’est révélée à la faveur de la guerre civile en Syrie nous a appris que les loups solitaires appartiennent en fait à des meutes qui hurlent ensemble dans leurs bulles numériques.

On a fait l’erreur de penser que c’était plus affaire de djihadistes que de bulles numériques. Voyez les suprémacistes blancs d’extrême droite : aussi fous que les djihadistes, et radicalisés de la même façon.

Au fait, pourquoi a-t-on moins peur des suprémacistes blancs ?

Ma théorie : parce qu’ils s’appellent Alexandre, pas Mohamed.

***

Il y a 10 ans, on nous promettait la réalité virtuelle : il s’agissait de mettre des lunettes et, nous assurait-on, nous accéderions à d’autres mondes fabuleux où nous deviendrons une autre personne : pilote de course, exploratrice, héroïne de la résistance, dieu de la porno…

La réalité virtuelle fut un flop commercial, une autre promesse du futur à jeter au cimetière des enflures technologiques utopiques, avec le Segway et la téléportation.

Mais les bulles dont je parle ont créé ces réalités virtuelles, ces bulles où on se crée des réalités alternatives dopées aux fake news, aux faits alternatifs et aux théories du complot.

Parfois, c’est sans conséquence funeste, comme la bulle où vivent les gens qui croient que la Terre est plate.

Parfois, c’est potentiellement mortel, comme la bulle des suprémacistes blancs qui « résistent » à ce « grand remplacement ».

Mais qu’importe la bulle – Terre plate ou invasion des « étranges » –, la mécanique de l’endoctrinement qu’on y constate mène au même but : créer un monde qui soit synchro à nos perceptions, 24/7.

***

Le drame, c’est que ces bulles ne sont pas étanches. Des fois, les fous s’en échappent. Leurs lubies, leurs croyances et leurs haines finissent parfois par se répandre dans la vraie vie, qui n’a rien de numérique.

Comment ?

Les enfants non vaccinés des antivax contribuent au retour de maladies qu’on croyait à peu près éradiquées, par exemple : on constate de plus en plus d’éclosions de rougeole et de coqueluche.

Des premiers de classe qui ont grandi dans des banlieues sans histoire de pays pacifiés vont se battre pour Allah à Raqqa. Ou lancent des camions sur les foules, à Stockholm ou à Nice.

Des innocents sont tués par un Torontois qui lance son camion de location sur le trottoir parce qu’il hait les femmes, radicalisé par le délire misogyne qu’il a trouvé dans les bulles numériques des « célibataires involontaires ».

Et là, vendredi, un Blanc se croyant ciblé par un « grand remplacement » est sorti de sa bulle et il est entré à Christchurch, en Nouvelle-Zélande. Il est sorti de son char avec ses armes avant d’aller abattre des « envahisseurs » musulmans, qui sont 46 000 dans ce pays…

Soit 1,1 % de la population(2).

Vendredi, un fou est sorti de sa bulle.

Il y en aura d’autres.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.