Chronique

Une rencontre improbable

Les heures, les jours passaient. Jean-François respirait toujours. Une attente épouvantable, une sorte de supplice que Manon Pagé s’infligeait au fond, à elle et à sa fille Béatrice, la petite sœur de Jean-François, pour aider de purs inconnus, par pure bonté.

Elle se souvient des infirmières par leurs noms. Martine, Anne-Marie. Elle se souvient que le chef du Centre, le Dr Pierre Marsolais, apportait des croissants, le matin, pour Béatrice et elle, quand il venait voir Jean-François. « Il pleurait même avec nous. »

Le jeudi le 15 août 2013, quatre jours après l’accident de la route 364, Jean-François Savard, 19 ans, est mort.

« S’ils avaient été un tantinet moins humains, dit Manon Pagé au sujet de membres du personnel de l’hôpital, je n’aurais pas tenu le coup. J’aurais fini par dire : “Oubliez ça, le don d’organes. Débranchez-le.” »

Mais Manon Pagé a tenu le coup. Jean-François a pu donner six organes, dont son cœur, ses poumons et ses reins. Il est devenu l’un des 165 donneurs d’organes de l’année 2013 au Québec.

***

Dring, le téléphone cellulaire de Jean-Sébastien a sonné. Il était passager dans l’auto de ses amis Cathy et Jean-Pierre.

C’était le 16 août, vers 18 h, sur une autoroute de Québec. Le groupe s’en allait souper au restaurant. Au bout du fil, l’infirmière responsable de Jean-Sébastien à l’Institut de cardiologie et de pneumologie de Québec. Le jeune homme se souvient de son ton amical : 

— Pis, comment ça va ?

— Bien.

— Es-tu prêt ?

— Oui, je suis prêt.

— OK. Va chercher tes affaires. Viens à l’hôpital. Prends ton temps, là, ça ne presse pas. Ne mange rien.

Le mot « cœur » n’a pas été prononcé. Mais Jean-Sébastien avait compris ce que ça voulait dire.

Un cœur l’attendait.

***

Jean-François venait de mourir. Manon Pagé a quitté l’hôpital du Sacré-Cœur, avec sa fille Béatrice. Juste avant de quitter l’hôpital, quelqu’un qui était en mesure de savoir lui a dit ceci : « Le garçon qui va recevoir le cœur de Jean-François a à peu près le même âge que lui. »

Bullshit, a pensé Manon. On veut me réconforter, on veut me réconforter avec un scénario idéal…

Puis, le lendemain, de retour à Morin-Heights, chez elle, Manon a reçu un appel de son amie, la journaliste Katia Laflamme, basée à Rimouski : « Manon, il y a un jeune de Gaspé… Qui attendait un cœur. Il l’a eu, il vient de l’avoir. Sa famille l’a annoncé. Manon, c’est sûr que c’est le cœur de Jean-François. »

Manon Pagé me raconte tout ça par un samedi matin plein de soleil, à Saint-Sauveur.

— Là, ce n’était plus de la bullshit ?

— Non. Ça ne pouvait plus être de la bullshit. Le Québec est trop petit pour ça.

Le garçon évoqué par Katia Laflamme était évidemment Jean-Sébastien Synnott, dont l’histoire avait été médiatisée pour amasser de l’argent afin d’aider les proches du jeune homme qui devaient séjourner à Québec avec lui ; en quasi-permanence pour sa mère Lucie Trudel, ponctuellement pour son père Évariste.

Sur Facebook, Manon Pagé a communiqué avec Caroline Legresley, tante de Jean-Sébastien et principale porte-parole médiatique de la famille.

Je crois, lui a-t-elle alors écrit avec des gants blancs, être la mère du garçon qui a donné un cœur à votre neveu.

***

Normalement, ça n’arrive pas. Normalement, les familles d’un donneur et d’un receveur d’un organe n’entrent pas en contact. Pas au Canada, en tout cas. Les organismes qui gèrent le don d’organes, comme Transplant Québec, vu les dilemmes éthiques et moraux potentiels, préfèrent ne pas mettre les familles en contact direct.

Mais le Québec, c’est petit. Nous sommes tous à un, deux degrés de séparation. Et tout le monde sait utiliser Google, Facebook.

« Des recoupements peuvent se faire, avec des détails, dit Brigitte Junius, de Transplant Québec. Ça arrive. Mais notre politique, c’est de ne pas mettre les familles en contact direct. »

C’est ce que les familles de Jean-François et de Jean-Sébastien ont fait, des recoupements. Le timing, d’abord : Jean-François est mort, Jean-Sébastien a reçu un cœur dans la foulée. La description du receveur faite à Manon à Sacré-Cœur, une description du donneur faite à Évariste à Québec…

« Personne ne va jamais confirmer à 100 %, dit Katia Laflamme, l’amie de Manon Pagé. Mais il y a trop de coïncidences. »

***

Dans un film américain à l’eau de rose, les deux familles se seraient tombées dans les bras et un sens bien digestible aurait été donné à la mort de Jean-François.

Mais la vie n’est pas film américain. Évariste et Jean-Sébastien Synnott aimeraient bien rencontrer Manon Pagé. Il y a un contact, quand même, sur Facebook. Évariste parle à Manon, qui parle à Jean-Sébastien et tout ce beau monde « aime » les statuts et photos de l’un et de l’autre…

« Si elle est prête, j’aimerais la rencontrer, note Évariste. C’est émotif, ce qu’on va vivre. C’est spécial : Jean-Sébastien a le cœur de Jean-François. Mon fils serait probablement mort, il y a 20 ans, avec tout ça. »

Mais Manon hésite.

— J’ai peur de ma réaction, me dit-elle. Je ne sais pas comment je vais réagir.

— Si c’était les reins, Manon, ce serait différent ?

— Oui. Ça n’a pas la même signification. C’est ce qui nous tient en vie, mais… Mais c’est plus, non ?

Elle met son poing sur son cœur, les yeux mouillés. Un ange passe. Elle cherche ses mots, finit par les trouver : 

— Les émotions passent par là. Le cœur, c’est la machine ; c’est la première chose que tu entends quand ton enfant est dans ton ventre. Jean-François est mort depuis 15 mois, mais son cœur, lui, n’aura jamais cessé de battre. Il bat encore. C’est magique. Il n’y a pas d’autre mot.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.