Chronique

Jeanne d’Arc chez les Bisounours

On a finalement compris ce que Marine Le Pen venait faire au Québec : nous mettre en garde contre nous-mêmes.

Manifestement vexée d’être boudée à l’unanimité par la classe politique, elle distille un peu plus d’amertume et d’agressivité envers nos élus à chaque nouvelle entrevue.

La classe politique au Québec serait tout entière « soumise » et dépourvue de courage, a-t-elle dit à Radio-Canada hier ; on est « très dans le consensus » et l’on prône ici une « ouverture totale » à cause du « terrorisme intellectuel » qui empêche de dire les vraies choses sur l’immigration, affirme-t-elle.

Ouverture « totale » ? L’accueil de 25 000 réfugiés syriens par le Canada est « une folie », dit-elle. Elle n’en connaît pas les détails, ni la religion des réfugiés (bon nombre d’entre eux sont chrétiens), ni la manière dont ils ont été sélectionnés, ni l’implication du Service du renseignement, qu’importe : c’est « une folie ».

Pour la chef du Front national, nous sommes sur la proverbiale pente fatale du communautarisme, pour ne pas dire de l’islamisation : « Cinq cents, c’est une chose, mais 500 000, c’en est une autre, et 5 millions aussi ! » En effet, madame… Là, il s’agit de 25 000…

Bref, les politiciens canadiens vivent « au pays des Bisounours » – connus ici sous le nom de Calinours.

Je ne me souviens pas d’un politicien étranger important venu donner autant de leçons avec autant d’outrecuidance en aussi peu de temps. Elle qui prône le respect par les nouveaux venus des us et coutumes du pays n’avait pas sitôt mis le pied en sol canadien qu’elle distribuait les baffes politiques à un rythme franchement impressionnant.

Tiens, le multiculturalisme ! Paf ! Le « communautarisme poussé à l’extrême » ! Bang ! Le libre-échange ! Pouf !

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Je me demande quel amateur était responsable de ce ratage de première. Quoi, avant une tournée québécoise, personne n’avait organisé des rencontres un peu significatives ? Pensait-elle qu’on la recevrait officiellement ? Ou même officieusement ?

Il faut vraiment ne rien connaître de la politique au Québec pour ne pas comprendre que le nom seul du Front national est radioactif.

Les libéraux, et le premier ministre Philippe Couillard en particulier, pensent très exactement le contraire de Marine Le Pen sur à peu près tous les enjeux du moment – immigration, commerce international, liberté religieuse, droits de scolarité…

Le Parti québécois est sûrement embarrassé d’apprendre qu’il a séduit Marine Le Pen avec sa « Charte des valeurs ». Mais voici qu’elle trouve Pierre Karl Péladeau timide question souveraineté ! Après des années à promouvoir un nationalisme d’ouverture, on ne va tout de même pas s’afficher avec la leader d’un parti nationaliste hargneux.

François Legault, de la Coalition avenir Québec, qui joue subtilement sur le thème de l’identité québécoise, ne va non plus s’automutiler en se faisant photographier avec l’incarnation du repli identitaire mesquin et intolérant.

Seul Amir Khadir, de Québec solidaire, se dit disposé à la rencontrer, mais pour faire sa rééducation politique suivant les principes d’une gauche tolérante et pro-immigration. Ça pourrait mal tourner…

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Quand on lui fait remarquer qu’il y a une forte immigration de jeunes Français au Québec, Marine Le Pen l’explique en disant qu’ils fuient une France dans laquelle ils ne se reconnaissent plus et qu’elle critique. Mais alors, comment expliquer qu’ils trouvent refuge dans une terre où triomphe le « communautarisme » extrême ?

Il est assez comique d’entendre une politicienne française dénoncer avec tout son fiel « le multiculturalisme à l’anglo-saxonne ».

Si l’on compare le Royaume-Uni, le Canada et les États-Unis à la France en matière d’intégration des immigrants, difficile de dire que le modèle français est un succès fulgurant.

Bien sûr qu’on doit pouvoir discuter des seuils d’immigration sans se faire dire qu’on « souffle sur les braises de l’intolérance », comme a dit Philippe Couillard récemment. Bien sûr que tous les pays occidentaux sont aux prises avec le radicalisme islamiste.

Mais d’une part, l’exemple français est tellement éloigné de la réalité nord-américaine que les parallèles sont boiteux au mieux, trompeurs la plupart du temps.

D’autre part, ce n’est pas parce qu’il y a ici un « terrorisme intellectuel » qu’on lui a fermé la porte partout. C’est pour la simple raison que ce qu’elle propose est vu par tous les partis comme toxique socialement et détestable politiquement.

Se présenter comme « la mauvaise conscience » de la classe politique n’est pas la manière la plus habile de la séduire et d’engager un dialogue avec elle.

Et ce ton de prophète qui revient du front avec l’avant-garde des sauveurs de nation…

Ça va, Jeanne d’Arc, descends de ton cheval.

Mauvaise conscience ? Mais non. Mauvaise visite.

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