Il y a trop de bruit

Il y a des moments durant l’année où je redécouvre les vertus du silence. Des moments où je me sens incapable d’entendre gronder plus longtemps la rumeur de l’opinion, des moments où, me semble-t-il, il y a trop de bruit.

Le mois de février est l’un de ces moments. Comme je souffre de dépression saisonnière, que l’hiver me pèse, j’essaie de prendre la vie du bon côté, de trouver la beauté là où elle se terre, de faire entrer dans mes journées un peu de lumière. Je fais du ski de fond, je me repose. Sur les réseaux sociaux, je me contente de relayer des photos de moments heureux ou des citations de mes auteurs préférés. J’observe avec une certaine incrédulité l’agitation générale, en me demandant comment les humains peuvent s’emporter aussi facilement sur une question, devenue soudain une affaire de vie ou de mort, pour tout oublier presque aussitôt et passer dès le lendemain à un nouveau sujet de scandale.

Au début des années 2010, Stéphane Hessel, éminence grise des mouvements altermondialistes, avait lancé ce célèbre appel à la mobilisation : Indignez-vous ! Par son petit pamphlet, Hessel voulait secouer une société qu’il jugeait apathique, je-m’en-foutiste, démobilisée. Après un bref séjour sur Twitter ou Facebook, je me demande bien ce que Hessel – décédé en 2013 – penserait de l’état actuel du discours. Je me demande ce qu’il dirait de ce festival de l’indignation permanente, du spectacle de tous ces gens, à fleur de peau et crinqués à souhait, qui meurent d’envie d’en découdre, d’asséner les injures et les anathèmes (« raciste ! », « woke ! ») et de signaler bruyamment leur vertu, de tous ces trolls en mal d’exister qui passent leur vie à pourrir celle des autres. J’ai l’impression que le vieux Hessel jugerait qu’il a été mal compris, que ce n’est pas à cette indignation-là qu’il pensait.

Car le problème de l’indignation telle que nous l’exprimons au quotidien est qu’elle nous pousse rarement à l’action. Le plus souvent, nous sommes enfermés dans une logique d’opposition, où il s’agit moins d’affirmer et de construire que de dire « non ».

C’est d’ailleurs le secret du succès des réseaux sociaux : ce sont des lieux de pur défoulement, où l’indignation ne débouche pas sur l’action mais sur la réaction. Réagir plutôt qu’agir, cela signifie se penser soi-même et penser le monde « contre » la pensée ou le projet d’un autre, par opposition à lui. Cette attitude est plus courante qu’on le pense, aussi bien chez des citoyens ordinaires que chez certains professionnels de l’opinion, qui ont bâti leur carrière sur ce seul motif, étonnamment rentable.

Prenons la fameuse histoire de la nomination d’Amira Elghawaby, « représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l’islamophobie », dixit le gouvernement Trudeau, une affaire qui semble déjà plus ou moins oubliée à l’heure qu’il est, et qui pourtant, il y a une douzaine de jours à peine, déchaînait les passions. La nomination elle-même était (et demeure encore) mal avisée, pour des raisons sur lesquelles je ne reviendrai pas ici. Sauf que, comme c’est trop souvent le cas, un débat sur un enjeu de fond s’est transformé en querelle de sémantique. Nous nous sommes battus sur les mots, les nôtres et ceux des autres, nous avons observé nos représentants pour voir s’ils consentaient ou non à les prononcer (exactement comme avec le racisme, systémique ou pas). Mais nous nous sommes à peine demandé ce qu’il en était des personnes cachées derrière nos mots – je parle de nos concitoyens de confession musulmane ou d’origine arabe, ce qui n’est pas forcément la même chose –, de ces personnes que nos mots cherchaient à désigner ou à faire oublier.

Or les questions qui me taraudent depuis que « l’affaire Elghawaby » est tombée dans l’oubli sont les suivantes : au-delà des mots que nous acceptons ou refusons de prononcer, que faisons-nous pour tisser des liens avec ceux dont il est question ? Si nous affirmons que l’islamophobie existe, cherchons-nous activement à connaître et intégrer ceux que nous prétendons défendre, ou bien nous contentons-nous de dénoncer, pour nous donner bonne conscience, ceux du camp d’en face, qui ne pensent pas comme nous (y compris des musulmans) ? Et si nous nions l’existence de l’islamophobie, ou jugeons que le mot est mal choisi, sommes-nous prêts à proposer un autre mot, à reconnaître que certains de nos concitoyens puissent faire l’objet de mépris ou d’intolérance ? Bref, une fois le bruit et l’émotion retombés, sommes-nous prêts à travailler afin de mieux vivre ensemble ? Voulons-nous construire ou nous contentons-nous de dire « non » ?

Ces questions, je les adresse à tout le monde, y compris à moi-même. Parce que je n’ai pas les réponses. Et que je crains par-dessus tout, en écrivant ce texte, d’ajouter du bruit au bruit. Parce que j’éprouve l’impérieuse nécessité du silence. Non parce qu’il faut à tout prix se taire. Simplement parce que c’est dans le silence que naissent les pensées, dans le silence que nous cessons de réagir et trouvons la possibilité d’agir enfin.

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