Chronique

113,3 milliards plus tard

Il n’y a pas de surprise. On savait que le déficit serait très élevé. Le ministre des Finances Bill Morneau avait bien préparé le terrain. Mais même si on s’y attendait, c’est le déficit de 29,4 milliards de dollars qui constitue l’élément le plus frappant de ce premier budget libéral. C’est ce dont on se souviendra dans quelques années, et c’est ce qui façonnera toute la politique budgétaire et fiscale du gouvernement Trudeau jusqu’à la fin de son mandat.

Cependant, si ce chiffre de 29,4 milliards est le plus marquant du budget, ce n’est pas le plus important. L’élément significatif de la stratégie budgétaire et économique du ministre Morneau, c’est que ce déficit sera suivi d’un autre déficit, et ensuite d’un autre, assez pour qu’au bout de cinq ans, le gouvernement ait creusé un trou cumulatif de 113,3 milliards. C’est ça, le chiffre significatif.

Et c’est ça qui m’inquiète. Le déficit de 29,4 milliards, je m’y attendais, et c’est un niveau qui me paraît inévitable et raisonnable. Ce qui ne l’est pas, c’est la séquence de cinq déficits successifs, la disproportion entre cet effort massif et le ralentissement très temporaire de l’économie canadienne, qui donne l’impression qu’on se sert d’un bazooka pour tuer une souris.

Ce qui m’inquiète encore plus, c’est l’absence totale de plan pour revenir à une situation d’équilibre budgétaire, l’indifférence complète pour la question qui confine au je-m’en-foutisme.

Commençons par le déficit prévu pour 2016-2017. Ce déficit comporte deux composantes très distinctes. La première, c’est l’impact sur les revenus du gouvernement du ralentissement économique provoqué par la chute des prix du pétrole. Selon les données du budget, cela explique 18 des 29,4 milliards du déficit. Incidemment, les conservateurs, s’ils avaient remporté les élections, seraient aux prises avec ce même trou. Cela aurait été une très mauvaise idée de prendre des mesures pour compenser ce manque à gagner par des réductions de dépenses, parce que ces ponctions auraient ralenti l’économie encore plus. En 2017-2018, la baisse des revenus explique 15  des 29 milliards du déficit.

L’autre composante du déficit, ce sont les mesures proposées par le nouveau gouvernement, surtout en dépenses d’infrastructures, en baisses d’impôt et en amélioration des allocations familiales. Ces mesures, prévues à environ 10 milliards pour 2016-2017 et 2017-2018 dans le plan économique libéral, seront un peu plus élevées, 11,5 et 14,9 milliards. Dans l’ensemble elles s’inscrivent bien dans l’esprit des engagements électoraux libéraux. Selon les projections du budget, ces interventions permettront une croissance additionnelle du PIB de 0,5 % cette année et de 1,0 % l’an prochain, ainsi que la création de 43 000 emplois de plus cette année et 100 000 l’an prochain.

Ce que j’ai beaucoup de mal à comprendre, c’est la poursuite des déficits et des stimuli pour trois autres années additionnelles (22,8 milliards en 2018-2019, 17,7 en 2919-2020 et 14,3 en 2020-2021).

Pourquoi ? Parce que les projections économiques sur lesquelles repose le budget nous disent que si la croissance est faible cette année, 1,2 % au lieu des 2,0 % initialement prévus, l’activité économique reprendra un rythme presque normal les années suivantes, soit 2,2 %. Pourquoi stimuler à coups de milliards une économie qui semble vouloir reprendre son élan ?

D’autant plus que le bouquet de mesures de relance proposées, des investissements en infrastructures qui comblent certes des besoins réels, et de l’argent dans les poches des citoyens pour qu’ils consomment plus, ne permettront pas de résoudre le genre de problèmes qui expliquent pourquoi l’économie canadienne n’est pas assez compétitive et assez dynamique. Le discours de M. Morneau évoque des pistes prometteuses, comme l’éducation postsecondaire et l’innovation, mais les résultats ne sont pas pour demain.

DES PROJECTIONS MÉCANIQUES

Mais ce qui est le plus étonnant, c’est qu’il n’y a pas de cheminement prévu pour revenir à l’équilibre budgétaire. Le budget nous dit que le déficit baissera graduellement pour atteindre 14,5 milliards en 2020-2021, mais ce ne sont que des projections financières mécaniques. Aucun moyen, aucun échéancier, aucune cible. Il est vrai que le budget comporte un solide coussin, au moins 6 milliards par année, qui pourrait faciliter la tâche, mais il est également vrai que les choses peuvent empirer, et sans cadre précis, sans engagement formel, le risque de dérapage est plus grand.

Ce flou s’écarte sérieusement des principes qui sous-tendaient la plateforme électorale libérale, où la création de déficits était solidement balisée par un engagement de retour à l’équilibre budgétaire et par un autre engagement, celui de réduire, année après année, le fardeau de la dette, c’est-à-dire le pourcentage du PIB qu’elle représente. Avec le budget Morneau, le poids de la dette augmentera pendant quatre ans.

Les explications du ministre Morneau sur le silence de son budget quant à l’élimination du déficit sont encore plus troublantes. Il explique que la priorité, c’est de répondre aux attentes des citoyens, qui veulent qu’on leur vienne en aide, qui veulent une économie forte. C’est une forme de populisme. On doit se réjouir de la volonté du gouvernement Trudeau d’être à l’écoute des Canadiens. Mais le devoir d’un gouvernement, c’est aussi d’informer les Canadiens, de leur expliquer la nature des contraintes, de savoir dire non quand les conséquences d’un oui peuvent être néfastes.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.