Polytechnique : Ce qu’il reste du 6 décembre, de Judith Plamondon

Nommer les choses comme elles sont

Le vendredi 6 décembre marquera les 30 ans de la tuerie de Polytechnique, geste antiféministe que la collectivité a mis beaucoup de temps à nommer ainsi, affirme Judith Plamondon, réalisatrice du documentaire Polytechnique : Ce qu’il reste du 6 décembre. La Presse l’a rencontrée.

Durant ses recherches pour le tournage d’un documentaire sur Polytechnique, Judith Plamondon a constaté que la collectivité avait longtemps qualifié la tragédie de « geste isolé » et Marc Lépine de « tireur fou » au lieu d’évoquer un féminicide, un geste antiféministe et politique.

Or, dit-elle, une forme de reconnaissance collective s’est faite en 2014, lors des 25 ans de la tuerie ayant fait 14 victimes, toutes des femmes, et de nombreux blessés. « En 2014, tout le monde avait le même discours pour la première fois, dit la documentariste de 31 ans en entrevue. Tous admettaient que c’était un crime antiféministe. Les maires, le premier ministre, etc. »

Ce fait de nommer correctement les choses, le deuil collectif que cela a entraîné, mais aussi le déni qui a marqué les premières années post-6 décembre 1989 constituent les trois éléments pivots et interreliés de son documentaire, qui sera présenté au cours des prochains jours sur les ondes de Radio-Canada.

Produit par Nathalie Brigitte Bustos et narré par la comédienne Karine Vanasse, qui avaient toutes deux participé à la production du film Polytechnique de Denis Villeneuve, ce documentaire donne la parole à de nombreuses personnes concernées par la tuerie : des femmes blessées par le tueur, des étudiants et professeurs masculins présents sur les lieux, des parents de victimes, des secouristes, des journalistes.

Y témoignent également Francine Pelletier et Monique Simard, 2 des 19 femmes que Marc Lépine disait vouloir abattre dans une lettre explicite retrouvée sur lui le 6 décembre 1989. Mme Pelletier était à l’époque collaboratrice à La Presse. Le quotidien a dévoilé le contenu de cette lettre dans sa livraison du 24 novembre 1990.

« Ces femmes sont mortes parce qu’elles représentaient des femmes qui se tenaient debout, qui prenaient la place des hommes, soi-disant, dans la tête du tueur, dit Mme Pelletier dans le documentaire. [Lépine] visait le progrès. Et c’est cela que je trouvais si épouvantable : il voulait arrêter le progrès qu’on avait été des milliers à mettre de l’avant. »

« Dans sa lettre, Lépine dit que l’épithète de tireur fou va lui être accolée alors que non, son geste est politique. Cela rend cette lettre d’autant plus troublante. Son geste cible l’émancipation des femmes. »

— Judith Plamondon, réalisatrice de Polytechnique : Ce qu’il reste du 6 décembre

Jointe mercredi par La Presse, Monique Simard insiste sur l’importance de témoigner 30 ans plus tard. « Nous avons tous un devoir de mémoire par rapport à cette tragédie, dit cette dernière qui, à l’époque, était vice-présidente à la CSN. On ne peut pas se permettre que ce soit oublié. On dit souvent que le Québec est une société très pacifique où il n’y a pas de violence. C’est vrai si on se compare aux États-Unis ou à d’autres pays, mais ça ne veut pas dire que le Québec est exempt de violence. »

Nathalie Provost, une des survivantes les plus connues en raison de sa prise de parole sur le contrôle des armes à feu notamment, évoque aussi l’importance de conserver le souvenir afin de rester alerte. « On a un événement qui vient nous rappeler que ce qui fait qu’on peut vivre heureux, ensemble, c’est fragile. […] Il faut donc s’en rappeler pour ne pas être obligé de se rendre à l’hécatombe », dit-elle alors qu’en fond sonore on entend la musique au piano composée par Viviane Audet.

Ne pas juger

Un autre témoin est le journaliste et animateur Charles Tisseyre qui, en décembre 1989, était chef d’antenne à Radio-Canada. Très ému, ce dernier reconnaît « un certain déni » de sa part en attribuant le geste à un déséquilibre mental du tueur. « Je pense qu’il y a une résistance de ma part à vouloir dire que le moteur principal de ce qui est arrivé, c’est quelque chose de plus profond, de plus sociologiquement important, et qui reflète une véritable tension dans la société à l’époque, c’est-à-dire l’affirmation des femmes qui bousculaient les choses, bousculaient les hommes. Ça m’a pris du temps à accepter cela. Et je pense que c’était une réaction de défense masculine. »

Cette question du déni, Judith Plamondon voulait la traiter sans tomber dans le jugement. « C’était important pour moi de nommer le déni collectif parce que c’est une belle leçon de société pour tous les autres événements que nous aurons à traverser ensemble », dit-elle.

Elle emploie le futur parce que, depuis le 6 décembre 1989, le Québec n’a pas été à l’abri d’autres gestes ciblés (elle donne l’exemple de l’attentat à la Grande Mosquée de Québec) ni de dérapages dans le choix des mots.

« Il est important de nommer les choses telles qu’elles sont, insiste la jeune femme. Récemment, il y a eu un infanticide dans Montréal-Est. Au départ, on a présenté cela comme un drame familial, ce qui a été corrigé une semaine plus tard. Le fait qu’on n’a pas été capables, en 1989, de dire que c’était un féminicide, de l’assumer comme tel et de se servir de cet événement pour parler et lutter contre les violences faites aux femmes ne nous a pas aidés comme société. »

Polytechnique : Ce qu’il reste du 6 décembre sera diffusé le mardi 3 décembre à 21 h sur les ondes d’ICI Télé et le mercredi 4 décembre à 20 h sur les ondes d’ICI RDI. Le film sera aussi offert sur ICI Tou.tv.

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