Le secret des Norvégiens

C’est le moment norvégien des Jeux olympiques. Cette période, dans la dernière semaine des Jeux, où les gens se disent : mais comment font-ils ?

Norvège : 5,2 millions d’habitants, 35 médailles au moment où j’écris. Une médaille par tranche de 149 000 citoyens.

États-Unis : 321 millions d’habitants, 21 médailles. Une médaille par tranche de 15 millions.

C’est le moment où l’on est incité à écrire des phrases absurdes comme : si les États-Unis étaient la Norvège, ils auraient 2098 médailles à PyeongChang. Et si la Norvège était les États-Unis, elle n’en aurait aucune.

Quel est donc leur secret ?

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D’abord, mettons-nous en garde avant de sauter aux conclusions. Les médailles ne se valent pas toutes et ne sont pas un indice égal de l’état sportif national.

Si votre meilleur sport est le hockey sur glace, si vous avez 400 athlètes de très haut niveau dans ce sport, vous aurez au mieux… deux médailles. Impossible même de rafler tout un podium.

Si votre meilleur sport est le patinage de vitesse, ça va beaucoup mieux, il y a 14 épreuves à l’ovale. En tenant compte des épreuves en équipe, pour lesquelles un pays peut gagner une seule médaille, trois douzaines de médailles s’offrent à vous à PyeongChang.

Il y a 8 épreuves individuelles au ski de fond, plus 4 épreuves en équipe, donc 28 médailles. Au biathlon ? Vingt-sept médailles.

Autrement dit, le surinvestissement d’une nation dans un sport collectif la désavantage nettement en matière de médailles. Songez aux sommes colossales investies par les municipalités, les parents, l’État, dans le développement du hockey au Canada : ça ne donne pas un ratio investissement/médaille olympique intéressant.

Au contraire, investissez massivement dans des patinoires et des ovales, faites comme les Néerlandais, et vous vous retrouvez avec 17 médailles, toutes en patinage de vitesse ou en courte piste.

Le danger de cette monoculture sportive est le même qu’en agriculture : les concurrents peuvent venir sur votre terrain et vous enlever une part du marché des médailles. 

C’est d’ailleurs ce qui arrive cette année aux Néerlandais : les Japonais ont leurs meilleurs Jeux en patinage de vitesse. Et devinez d’où vient leur coach ? Le Canada n’a pas atteint ses objectifs à l’ovale, mais a ravi l’or aux Hollandais au 10 000m masculin – avec Ted-Jan Bloemen, canado-néerlandais.

Bref, le décompte des médailles ne reflète pas justement le nombre d’athlètes d’exception dans un pays. Et ensuite, les sports se sont développés sur des décennies, des centaines d’années même, selon la culture propre à chaque pays, pas en fonction des Jeux olympiques.

Mais même en faisant cette mise en garde dans l’analyse, on est bien obligé de constater encore une fois qu’il se passe quelque chose d’exceptionnel en Norvège.

C’est quoi, leur truc ?

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« J’habite à Oslo et il y a 180 km de pistes de ski de fond éclairées jusqu’à 23h », me dit le psychologue sportif Pierre-Nicolas Lemyre, directeur d’un centre de recherche sur le développement sportif des adolescents à l’Université des sports d’Oslo.

Arrivé en Norvège après avoir raté les qualifications olympiques pour Nagano au Canada, il est devenu membre du club de ski de fond d’une petite ville. Pour se rendre compte assez vite qu’en arrière des trois-quatre meilleurs qui sont envoyés dans une discipline, « il y en a 50 autres à peu près aussi forts ».

Sauf qu’ils ne sont pas seulement forts en ski de fond, en biathlon et en ski alpin. Hier, l’équipe de poursuite a remporté l’or, une première au patinage de vitesse.

« Eh bien, l’hiver dure six mois chez nous… On fait beaucoup de ski et les athlètes de haut niveau s’appuient les uns les autres dans tous les sports, ça a un effet d’entraînement sur le recrutement des talents », m’a répondu Havard Bokko, un des patineurs.

« Tout le monde fait du ski de fond, et ceux qui n’en font pas font semblant », me dit un collègue norvégien.

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Le ski de fond, sport d’endurance, développe des aptitudes transférables dans d’autres sports.

Mais surtout, le sport est intimement lié à la vie sociale et familiale.

« Tu rencontres une fille une première fois, tu lui donnes rendez-vous le samedi matin au ski de fond, c’est classique », dit le prof Lemyre, que j’ai joint à Canmore, en Alberta, où il est en sabbatique.

« Si tes enfants ne font pas de sport, tu es complètement à l’écart de la vie sociale. Mes enfants finissent l’école et viennent souper de bonne heure ; tout le monde finit de travailler à 17 h, sauf ceux qui travaillent pour une entreprise américaine disons, on soupe en famille et tout de suite après, à 18 h, il y a des activités sportives jusqu’à 19 h 30. Mes enfants (7, 11 et 12 ans) ont trois entraînements d’une heure et demie la semaine et des compétitions le samedi et le dimanche. Et même pour une course de quartier, tu es mieux de t’inscrire rapirement, ça se remplit en quelques heures. Tu peux avoir 1400 jeunes de 8 à 11 ans un samedi matin. »

Et l’été, ce sera le vélo de montagne, le soccer, etc.

L’atmosphère n’est pas militaire : c’est axé sur le plaisir et le développement des habiletés. Les enfants choisissent le niveau dans lequel ils veulent être, on ne fait aucun classement avant l’âge de 12 ans.

« Je suis au Canada en ce moment et je vois les enfants, ils sont aussi en forme et aussi bons ; c’est entre 13 et 18 ans que quelque chose se passe. Je crois que le modèle de développement du hockey cause ça. C’est une immense pyramide destinée à produire une petite élite. Ceux qui ne sont pas recrutés pour les plus hauts niveaux lâchent à 16 ans et souvent ils arrêtent de jouer au hockey, ça ne fait plus partie de leur mode de vie. Le ski de fond, c’est plus qu’un sport.

« Au fait, les sports sont sous le même chapeau que la culture. Ceux qui donnent des fonds à l’opéra d’Oslo sont les mêmes qui financent les installations sportives. Autre élément fondamental : tout est basé sur le bénévolat, avec des structures très simples. Les parents et les gens des clubs sont très impliqués. C’est très accessible. »

Cette culture de l’entraide produit toutes sortes de bénéfices.

« Ce qui m’a frappé en arrivant dans l’équipe nationale [il est psychologue de l’équipe de ski de fond et de vélo], c’est de voir que les entraîneurs ne font pas les programmes d’entraînement des athlètes. Les athlètes connaissent déjà tous les principes de l’entraînement, ils font le programme qui leur convient, le coach supervise c’est tout. Ils discutent sans cesse entre athlètes de tout ça.

« Autre chose, c’est le temps que consacrent même les meilleurs à aider les autres. Martin Sundby [deux médailles d’or, une d’argent à PyeongChang] passe des heures à donner des conseils de remise en forme à l’un, à discuter de points techniques avec l’autre. Et la recherche montre que dans tous les milieux, pas juste le sport, ceux qui sont investis dans la réussite de leur entourage devienne eux-mêmes plus performants. »

La Norvège est un des pays les plus riches du monde par habitant. Mais c'est bien plus qu’une question d’argent. Le sport est ancré profondément dans la culture nationale.

« C’est un petit pays qui a compris que pour dominer, ils doivent absolument être ensemble, travailler dans la solidarité. »

Y aurait quelques stages d’étude à faire à Oslo pour bien des pays, et pas seulement pour aller y chercher des recettes de fabrication de médailles.

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