L’HUMOUR DANS LES BARS

Rires en fût

Charles Deschamps a échoué à sa première tentative d’entrer à l’École nationale de l’humour. « Je n’étais pas bon, admet le jeune humoriste et producteur. J’avais besoin d’entraînement, mais personne ne voulait m’engager, même pour des soirées à 25 $. J’ai donc lancé ma propre soirée d’humour au Jockey Club. C’est comme ça que j’ai commencé. »

L’année suivante a été la bonne.

Depuis sa sortie de l’École, en 2014, Charles Deschamps continue de se produire au Jockey, mais aussi au Bordel Comedy Club, deux bars dont il est maintenant copropriétaire. Non seulement prépare-t-il ses propres numéros de « stand-up », mais il reçoit aussi une soixantaine d’humoristes chaque semaine dans ses deux clubs.

« Les jeunes humoristes sont très proactifs et très autonomes, constate la directrice générale de l’École nationale de l’humour, Louise Richer. Ils se produisent sur toutes les nouvelles plateformes. Ils n’attendent pas qu’on prenne contact avec eux, ils prennent vraiment le taureau par les cornes. »

Outre le Bordel et le Jockey, L’Abreuvoir, Le Brouhaha, Le plan de match et Le lobby, pour ne nommer que ceux-là, organisent des soirées d’humour financées grâce aux droits d’entrée (de 5 $ à 15 $). 

Une tradition bien implantée chez les anglos avec ComedyWorks et The Comedy Nest. Certains tenanciers de bar produisent eux-mêmes ces soirées ; d’autres font affaire avec des producteurs. Le phénomène n’est pas nouveau, mais il est en croissance.

UNE BÉNÉDICTION POUR LES BARS

La propriétaire de L’Abreuvoir, Sylvie Lanteigne, organise une soirée d’humour les mercredis depuis cinq ans. Un événement qui attire une centaine de personnes chaque semaine. Une des rares bonnes nouvelles pour les propriétaires de bar, selon Peter Sergakis, président de l’Union des tenanciers de bars du Québec, qui note une baisse de fréquentation des bars et des discothèques « de 30 à 40 % » depuis trois ans.

Depuis la fin du mois de septembre, c’est le jeune humoriste Roman Frayssinet qui anime les soirées d’humour de L’Abreuvoir.

Le 21 octobre dernier, le club était bondé : 135 personnes bien tassées, dont une bonne moitié d’étudiants. Après un numéro d’ouverture où se multiplient les échanges avec le public, Frayssinet présente les humoristes invités. Le public est bon joueur, même si certains numéros tombent à plat. Plusieurs très bonnes performances sont tout de même rendues par Richardson Zéphir, Anas Hassouna, Martin Racine et l’ex-Chick’n Swell Daniel Grenier.

« Les bars sont plus formateurs que professionnels, note Charles Deschamps, parce que les cachets sont quand même symboliques. On parle de 25 à 50 $ pour des numéros de 8 à 12 minutes. À ce tarif-là, on n’a pas grand-chose à dire sur la qualité du matériel. Au Bordel, comme on paie un cachet fixe de 100 $, on exige quelque chose de plus travaillé… »

Le président du C.A. de l’Association des professionnels de l’industrie de l’humour (APIH), Guy Lévesque, n’a pas de données sur la fréquentation des soirées d’humour dans les bars, mais il croit que l’ouverture du Bordel le printemps dernier – fondé par Laurent Paquin, Louis-José Houde, Martin Petit, François Bellefeuille, Mike Ward et Charles Deschamps – a eu un effet d’entraînement sur l’ensemble des bars.

« L’ouverture du Bordel a changé la donne, confirme Charles Deschamps. Il y a neuf représentations par semaine, donc ça permet aux humoristes de jouer beaucoup plus souvent. Les conditions sont aussi très bonnes. On constate que certains bars ont augmenté leurs cachets, et oui, c’est vrai que si vous avez passé une belle soirée au Bordel, vous allez être plus enclin à aller voir des shows dans les bars. »

PAS QUE DES NOVICES

Les humoristes débutants ne sont pas les seuls à se faire les dents dans les bars. Plusieurs humoristes plus expérimentés, comme Adib Alkhalidey ou Mariana Mazza, se prêtent encore au jeu, de trois à quatre fois par semaine, malgré leurs récents succès en salle. D’autres, moins connus du public, comme Guy Bernier, Charles Beauchesne ou Didier Lambert, y travaillent discrètement depuis des années.

« Le bar est l’endroit où l’humour comme forme d’art peut se déployer à son maximum, croit Adib Alkhalidey. Dans la tradition du stand-up. Pour moi, le bar, c’est un peu le gym du boxeur. C’est là que tu t’entraînes, que t’apprends, que t’essaies de nouvelles affaires. »

« Moi, je n’aurais pas été bon en salle si je n’avais pas fait les bars. Et je continue à en faire pour rester connecté à cet univers-là. Le bar, c’est ma maison. » — Adib Alkhalidey

Louise Richer croit que les bars offrent aux humoristes « la liberté de se tromper ». « La prise de risques est grande dans les bars, croit-elle. Le public sait aussi que ces artistes sont là pour valider des textes ou roder un spectacle, ils sont là dans un esprit de happening et de découverte. Il y a une espèce de complicité entre l’artiste et le public dans ce contexte. Dans les galas Juste pour rire, ce droit à l’erreur n’existe pas. »

L’EFFET ZOOFEST

Mais qu’est-ce qui explique l’intérêt grandissant pour l’humour dans les bars ? Selon Louise Richer, la percée des bars s’explique d’abord et avant tout par la multiplication des humoristes, qu’ils aient été formés ou non à l’École nationale de l’humour. C’est la loi du nombre. Elle croit également que la création du Zoofest, il y a huit ans (par Juste pour rire), a eu un impact considérable sur la pratique humoristique dans les bars.

« L’arrivée du Zoofest concourt à cette effervescence et à cette rencontre des humoristes de la relève, estime-t-elle. Le festival a amené de nouvelles façons de travailler à partir de thématiques, qui favorisent la collectivisation de la pratique professionnelle, et on retrouve ce même esprit de création dans les bars. Ce qui est aussi intéressant, c’est que le jeune public suit les jeunes humoristes qui se produisent dans les bars. »

Charles Deschamps croit que certaines émissions d’humour à la télévision ont aussi contribué à faire découvrir de jeunes talents.

« Avant, les gens découvraient des humoristes dans des galas Juste pour rire et ils attendaient leur one man show. Avec l’apparition d’émissions comme En route vers mon premier gala, Le Comedy Club, Selon l’opinion comique, ça donne une belle visibilité à la relève. Lorsqu’on a la possibilité de voir ces artistes-là, comme Mariana Mazza ou Phil Roy, dans un bar pour 7 $, c’est vraiment tripant ! »

VIVRE D’HUMOUR

Même si les bars permettent aux humoristes de faire quelques sous, personne n’est dupe : impossible pour eux de gagner leur vie uniquement en faisant des tournées de bars ! Il faudrait jouer sept jours sur sept à longueur d’année. Et encore… « C’est un petit milieu et les meilleurs jouent beaucoup, alors c’est difficile », indique Charles Deschamps.

« En région, c’est plus payant parce qu’au lieu de présenter sept ou huit humoristes, il y a un ou deux numéros d’ouverture et un long numéro avec une “tête d’affiche”. »

— Charles Deschamps

« À l’extérieur de Montréal, le bar le plus populaire est à Saint-Lazare ; ça s’appelle Chez Maurice, poursuit l’humoriste. C’est la plus grosse soirée d’humour au Québec. On peut jouer devant 400 personnes ! Louis-José Houde et Martin Matte ont déjà animé des soirées là-bas. »

« C’est possible de gagner sa vie dans les bars, mais modestement, indique Richardson Zéphir. On fait tous autre chose. Moi-même, je travaille en ce moment sur une websérie, je joue comme acteur à la télé [Trauma, Avec pas de parents] et j’aspire à monter un one man show. Cela dit, les bars m’ont aidé à me faire connaître et j’ai envie de continuer ! »

Le nombre élevé de « comedy clubs » aux États-Unis fait en sorte que les humoristes peuvent organiser de longues tournées payantes. Ce qui n’est pas le cas au Québec.

« Là-bas, il y a beaucoup d’humoristes qui vivent très bien de ces soirées, confirme Louise Richer. On ne les voit jamais à la télé ou dans des talk-shows de fin de soirée. Il y a une professionnalisation des bars là-bas, tandis qu’ici, les “clubs” accueillent principalement des jeunes, les billets ne coûtent pas cher et il y a une ambiance très intéressante pour les humoristes qui veulent essayer des choses. »

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