ÉDITORIAL COMMERCE EN LIGNE

Le scandale qui indiffère

Il n’existe aucune raison de tolérer que des entreprises étrangères de commerce en ligne comme Netflix ne prélèvent pas les taxes de vente.

Dans un monde normal, ce devrait être une évidence. Ce texte paraîtrait même maladroit, comme défoncer une porte ouverte au bulldozer. Mais nous ne vivons pas dans un monde normal.

Nous pataugeons dans un nouvel écosystème formidable, celui de l’ère numérique. Là où l’injustice est déguisée en innovation.

Club Illico (Vidéotron), Tou.tv (Radio-Canada) et CraveTV (Bell) doivent prélever leurs taxes de vente. Netflix ne le fait pas, un avantage d’environ 85 millions de dollars. La raison : la loi est désuète. Si une entreprise numérique étrangère n’établit pas un bureau au Canada, elle n’a pas besoin d’y prélever les taxes de vente. Et ce, même si ses biens et services sont consommés ici et qu’ils sont taxables*.

Le géant étranger peut donc placer son bloc de départ en avant de la ligne. Et que dit l’arbitre ? À peu près rien. Car après tout, les consommateurs aiment le spectacle !

Si le débat a ainsi dérapé, c’est d’abord à cause du gouvernement Harper. Son discours ne s’adressait plus au citoyen, ni même au contribuable. Il visait le consommateur. Le message : on ne gâchera pas vos émissions en les taxant. Les conservateurs ont ainsi créé un tabou, la « taxe Netflix ». Lors de la dernière campagne électorale, les libéraux et les néo-démocrates ont à leur tour promis de ne pas l’imposer.

L’expression est insidieuse, car elle peut signifier deux choses différentes. La première, c’est que le géant cotise aux Fonds des médias pour financer les productions canadiennes. La seconde consiste simplement à exiger que Netflix prélève elle aussi les taxes de vente.

La participation au Fonds des médias constitue à la fois un fardeau et un avantage (si on le finance, on peut aussi être financé en retour pour payer les productions locales). Ce débat est légitime, mais pas celui sur la taxe de vente, car il n’y a rien à débattre. Rien ne justifie de se soumettre ainsi à la concurrence déloyale.

Si on l’accepte, c’est aussi à cause d’un certain discours technophile fumeux. On prétend que l’internet serait une chose qui veut être libre et gratuite. Impossible de le réglementer.

Or, la justice fiscale n’est pas une idée du XXe siècle, condamnée à disparaître en même temps que le fax.

La résignation n’est pourtant pas le seul choix qui s’offre. L’Australie le prouve, avec sa nouvelle loi qui exigera que les entreprises numériques étrangères prélèvent les taxes de vente. L’Union européenne et le Japon ont aussi entre autres déjà agi en ce sens.

Au Canada, des voix s’élèvent enfin pour réclamer la même chose. Il y a eu le rapport Godbout sur la fiscalité québécoise, le cri du cœur de l’entrepreneur Peter Simons, et enfin cet automne la suggestion du président du Conseil de la radiodiffusion et de la télécommunication (CRTC).

La balle est dans le camp d’Ottawa et de Québec. C’est le degré zéro du combat pour la justice fiscale. Le premier pas à franchir, le plus facile à faire. Si on ne l’ose pas, comment prétendre ensuite combattre l’évitement fiscal en s’attaquant à des problèmes plus complexes, comme le transfert des profits des entreprises dans d’autres pays ou les dizaines de traités bilatéraux ?

Le prélèvement des taxes de vente n’est donc pas qu’un dossier technique. Il s’agit d’un test moral.

* L’estimation de 85 millions provient de Marwah Rizqy, professeure à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke. Si l’entreprise numérique étrangère n’a pas de présence significative sur le sol canadien, tels un bureau, un compte bancaire et des employés, elle n’est pas obligée de s’inscrire aux fichiers de la TPS et de la TVQ et de prélever ces taxes. Il revient donc au consommateur de remettre les taxes de vente au fisc. Or, l’autocotisation est rarissime. Revenu Québec n’a reçu que six formulaires d’autocotisation en 2011 et cinq en 2012.

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