La Presse à Chicago

Le séisme Laquan McDonald

Le jeune Noir a reçu 16 balles dans le corps. La police a tout fait pour camoufler l’affaire. La Presse a rencontré ceux qui l’ont révélée au grand jour – et qui ont provoqué un séisme politique à Chicago.

Chicago — Craig Futterman a jeté un œil distrait à la manchette. La veille, un jeune Noir avait brandi un couteau menaçant. Un policier, craignant pour sa vie, avait fait feu en état de légitime défense.

Le jeune était mort.

« En lisant cela, je suis resté de marbre. Ce genre de nouvelles, on en lit sans arrêt à Chicago », avoue ce professeur de droit à l’Université de Chicago, aussi militant pour les droits des Noirs et pour une reddition de comptes accrue des policiers de sa ville.

Tout a changé avec un appel téléphonique. Sans cet appel, la mort de Laquan McDonald, survenue le 20 octobre 2014, aurait été oubliée depuis longtemps.

Le cellulaire de Craig Futterman a sonné quelques semaines après l’incident. C’était un membre des forces de l’ordre qui voulait le prévenir que la version officielle était fausse.

« Il m’a dit que ce n’était rien de moins qu’une exécution. Qu’un policier avait abattu cet adolescent de 17 ans comme un chien dans la rue. »

— Craig Futterman, professeur de droit à l’Université de Chicago

Et qu’une vidéo existait pour prouver ses dires.

Craig Futterman s’est aussitôt mis à enquêter sur la mort de Laquan McDonald avec l’aide du journaliste indépendant Jamie Kalven. Ce qu’ils ont découvert a provoqué un gigantesque séisme politique à Chicago, dont l’onde de choc se fait toujours sentir.

Des preuves avaient été détruites. Des rapports de police avaient été falsifiés. Des témoins avaient été intimidés. La famille de Laquan McDonald avait reçu 5 millions de dollars pour se taire. Et le rapport d’autopsie montrait que le garçon avait reçu non pas une, mais 16 balles dans le corps.

Malgré la pression qui montait de jour en jour, la Ville de Chicago refusait obstinément de diffuser la vidéo, sous prétexte que ce n’était pas d’intérêt public. Elle ne l’a fait qu’un an plus tard, en novembre 2015, après y avoir été forcée par un tribunal.

Les images de sa mort, captées par une caméra fixée sur le tableau de bord d’un véhicule de police, ont eu l’effet d’une bombe. Contrairement à ce que les autorités avaient toujours soutenu, Laquan McDonald ne brandissait pas son couteau lorsqu’il a été abattu. Sur la vidéo silencieuse, on le voit s’éloigner des policiers quand un premier tir le fait tournoyer, puis s’écrouler sur l’asphalte. « Ensuite, il y a une pause. Puis, on recommence à tirer sur Laquan McDonald, encore et encore, alors qu’il est étendu sur le sol », raconte Craig Futterman.

Le sonneur d’alarme ne lui avait pas menti. Il s’agissait bel et bien d’une exécution, que même les officiers supérieurs de la police avaient tout fait pour camoufler.

Une procédure normale

Pire encore, dit Craig Futterman, ce n’était même pas une opération de camouflage ; c’était la façon de faire habituelle. « Tout le monde a menti, des policiers présents sur le terrain jusqu’au chef de police de Chicago. Ils n’ont même pas eu à conspirer entre eux. Pour eux, c’était une procédure opératoire normale. Chacun savait exactement ce qu’il était censé faire. »

« Cette affaire a non seulement révélé le meurtre horrible et injustifié d’un adolescent. Il a aussi exposé une culture du secret et d’impunité enracinée depuis des décennies au sein des forces de police de Chicago. »

— Jamie Kalven, journaliste et directeur de l’Invisible Institute

L’affaire a entraîné la démission du chef de police et plongé dans l’embarras le maire Rahm Emanuel, accusé d’avoir cherché à étouffer le scandale. Un rapport dévastateur, commandé par la Ville, a conclu que ses policiers n’avaient « aucun respect pour le caractère sacré de la vie quand il s’agit de personnes de couleur ».

Dans un second rapport tout aussi dur, publié le 13 janvier dernier, le ministère fédéral de la Justice conclut pour sa part que le service de police de Chicago violait les droits civils et tolérait depuis des lustres le racisme envers les Noirs, en plus de recourir à une force excessive – et parfois létale – contre des citoyens qui ne représentaient aucune menace.

« Ce document du ministère de la Justice a le très grand pouvoir de changer les choses. C’est la première fois, dans l’histoire des États-Unis, que le gouvernement fédéral reconnaît la réalité des jeunes Noirs de ce pays », se réjouit Craig Futterman.

Mais le professeur s’assombrit aussitôt. Avec le changement de régime à Washington, le rapport risque fort de se retrouver sur une tablette, admet-il. « La volonté politique n’y est pas. En fait, l’administration Trump fait preuve d’une hostilité non déguisée envers les profonds changements qui doivent survenir. »

Après tout, ce n’est pas la première fois qu’on crie au scandale, qu’on établit des commissions d’enquête, que des têtes roulent au service de police de Chicago. « Il y a eu des réformes dans le passé, mais il n’y a jamais eu de volonté politique pour un véritable changement. »

Cette fois sera peut-être la bonne, espère Jamie Kalven. « Avec le séisme provoqué par l’affaire McDonald, le pouvoir politique du maire et des forces de police s’est effondré. Mais un nouvel ordre n’a pas encore été reconstruit. C’est ça, le vrai défi. »

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