MUSIQUE CLASSIQUE

Des siècles de « hits »

Vous n’avez jamais acheté un seul disque de musique classique et pourtant, vous pouvez reconnaître spontanément l’Ode à la joie de Beethoven, les Quatre saisons de Vivaldi et, bien sûr, le Boléro de Ravel. Qu’est-ce qui explique ces « hits » du classique qui traversent le temps, parfois sur des siècles, rejoignant même un public loin d’être initié ?

« C’est un phénomène qui n’est pas nouveau du tout, nous dit le musicologue Michel Duchesneau, professeur à l’Université de Montréal et directeur de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique. « Si vous pensez aux opéras de Mozart, à la fin du XVIIIsiècle, certains airs vont devenir des “tubes”, on va les arranger de toutes les façons, on va même jouer ça dans la musique militaire. Avec les moyens de reproduction de la musique, le processus s’est accéléré. » 

« Les tubes en musique populaire ont tendance à disparaître, mais pas dans la musique classique. La Neuvième de Beethoven, c’est un “hit” depuis 150 ans ! »

— Michel Duchesneau, directeur de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique

Danick Trottier, musicologue et historien, professeur au département de musique à l’UQAM, rappelle de son côté la forte influence de l’industrie de la partition aux XVIIIe et XIXe siècles, qui a lancé les « hits » que l’on écoute encore aujourd’hui à Radio-Classique. 

« C’est une chose importante qu’on sait moins, mais les compositeurs travaillaient avec des maisons d’édition qui avaient le rôle de diffuser leurs partitions. C’était le marché le plus lucratif pour les compositeurs, et les éditeurs vont beaucoup miser sur les belles mélodies pour les faire connaître. Des tubes vont s’implanter, ça n’existe pas seulement au XXsiècle ! Par exemple, on va éditer l’Ode à la joie, et tant qu’à faire, on va éditer des versions pour le piano ou le violon. On maximise son produit, la mélodie se répand et devient populaire, on va faire des arrangements faciles, ça va se diffuser de maison en maison, ce que les Allemands appellent la “house music”, la musique de salon, que les jeunes filles bourgeoises apprenaient. »

Cet héritage nous accompagne encore aujourd’hui, insiste Danick Trottier. « La marche nuptiale de Mendelssohn qu’on utilise dans les mariages, si elle est si importante dans ce contexte, c’est qu’on a commencé à l’utiliser au XIXe siècle. La musique classique, comme les autres musiques, s’est transmise à travers le marché musical, et s’est insérée dans les traditions occidentales. »

« Parfois, les gens connaissent les airs, mais ne peuvent dire quel est l’auteur. Un autre exemple, c’est Pomp and Circumstance d’Edward Elgar, qu’on entend dans les collations des grades. Personne ne peut dire c’est qui. Ou Clair de lune de Debussy, qu’on entend dans beaucoup de films. Mes étudiants l’ont entendu dans la saga Twilight ! »

— Danick Trottier

Et dès le XIXe siècle, cette popularité faisait râler les spécialistes. « La critique musicale de l’époque se plaignait déjà d’entendre toujours les mêmes œuvres, on sentait qu’une routine s’installait, explique Michel Duchesneau. Beethoven était une valeur sûre, on a créé une accoutumance absolue. »

Mais popularité ne rime pas avec médiocrité. Si ces pièces sont encore écoutées de nos jours, c’est bien parce qu’elles ont des qualités indéniables. Et il y a toujours quelqu’un, quelque part, qui découvre la Neuvième symphonie de Beethoven pour la première fois. « Ces musiques portent en elles quelque chose de particulier, qui marque les esprits et touche une corde sensible chez l’être humain, croit Michel Duchesneau. Il faudrait l’expertise d’un psychologue pour comprendre ça ! »

SURSATURATION

N’empêche, on n’a pas la berlue quand on a l’impression d’entendre souvent les mêmes classiques. Ce que l’on pourrait appeler les « classiques des classiques » – auxquels des chaînes d’écoute en continu sont parfois consacrées – ou, plus spécifiquement, le « canon ». Cette tendance à programmer toujours les mêmes œuvres a plusieurs effets : on attire le grand public, certes, mais on finit par brûler ces pièces à force de les jouer, et à limiter les découvertes. 

Michel Duchesneau constate que la disparition de la parole à la radio a fait qu’on ne peut plus y faire partager ses passions, ses trouvailles et surtout les mettre en contexte. « Pour moi, c’est un désastre, c’est pourquoi je n’écoute plus la radio, alors qu’avant, je trouvais ça extraordinairement intéressant. D’ailleurs, ce repliement sur une partie du répertoire à travers la proposition radiophonique, ça décuple l’effet des “hits”. Ce sont toujours les mêmes œuvres, proposées dans un ordre aléatoire. » « Je suis ahuri parfois que d’une journée à l’autre, à la radio, on remette l’étude en mi mineur de Chopin alors que, pourtant, des études de Chopin, il y en a 24 ! », renchérit Danick Trottier.

Mais tout cela est très humain, note la professeure Marie-Hélène Benoit-Otis, responsable du programme de musicologie à l’Université de Montréal.

« Le phénomène du “déjà connu”, du plaisir de la reconnaissance est important. C’est un des plaisirs de la musique, pas du tout limité aux gens qui ne connaissent pas la musique classique, c’est universel, c’est normal, même chez les spécialistes. »

— Marie-Hélène Benoit-Otis

Ce qui peut avoir un effet pervers sur les programmes de concert, à la longue, assez pour que les mélomanes souhaitent secrètement des moratoires sur certains titres ! « Il est plus facile de marketer des œuvres qui sont déjà connues, qui s’appuient sur un ensemble de connaissances courantes, souligne-t-elle. Ainsi, c’est moins compliqué de présenter le Requiem de Mozart qu’un inconnu, et cela paraît directement sur le nombre de places qu’on va vendre dans une salle de concert. N’importe quel organisateur va vous le dire, les efforts de publicité devront être plus grands quand les œuvres sont moins connues. »

C’est ce qui fait dire à Danick Trottier que le métier le plus difficile dans l’univers du classique est certainement celui de programmateur. « Il y a toujours un public de connaisseurs, qui n’est plus capable d’entendre ce répertoire, et d’un autre côté, il faut aller chercher un nouveau public. C’est un foutu casse-tête, et les musiciens veulent parfois explorer autre chose, aller ailleurs. »

Parlons-en, des musiciens. Existe-t-il une exaspération de leur part liée à certaines œuvres qu’on leur demande de jouer inlassablement ? Après tout, si même Céline en a assez de chanter la chanson de Titanic… « Oui ! répond Michel Duchesneau. Il y a une espèce d’usure, quand tous les ans on vous demande de jouer telle ou telle œuvre. Imaginez quelqu’un à qui on dit : “Tous les ans, tu vas lire les cinq mêmes livres.” Il y a un sentiment de désintérêt, je dirais. Pour beaucoup de musiciens, derrière ces œuvres phares, il y a des répertoires très beaux qu’on ne joue pas. »

Certains chefs-d’œuvre finissent ainsi, malheureusement, par sonner « quétaine », utilisés à outrance. « Le Danube bleu de Strauss, les mélomanes ne sont plus capables, dit Danick Trottier. L’OSM ne va pas le programmer dans sa saison régulière, mais va toujours le programmer dans les parcs l’été. La même chose pour Carmen ou le début du concerto pour piano de Tchaïkovski. Le prélude en do de Bach, si on l’entend encore, c’est l’écœurantite aiguë. Les Gymnopédies de Satie, les programmateurs ont dû arrêter de les utiliser parce que ça devenait une blague – ça s’arrête d’ailleurs quand les gens font des blagues, on ne peut plus aller plus loin. Clair de Lune de Debussy, faut que ça cesse. La Cinquième Symphonie de Beethoven, programmée cinq fois par année, ça devient un frein à la découverte. Les musiciens d’un orchestre comme l’OSM ne vous le diront jamais, qu’ils ne sont plus capables de l’entendre ! Mais le renouvellement du public, c’est un très grand enjeu. »

« Un concert qui commence avec la Petite musique de nuit de Mozart, ça peut me faire fuir, avoue Marie-Hélène Benoit-Otis. C’est magnifique, mais à un moment donné, enfermez quelqu’un et faites-lui écouter en boucle la même pièce, il va la détester. Le Canon de Pachelbel est entré dans le kitsch, le Boléro de Ravel est limite, le Carmina Burana de Carl Orff, trop, c’est pire que pas assez. Mais ç’a toujours été une question philosophique fondamentale, de l’Antiquité à nos jours : pourquoi aime-t-on une œuvre et pas une autre ? C’est nous ? Le contexte social ? Une autre raison ? C’est une question essentielle et passionnante. »

« Un compositeur français disait qu’on se plaint souvent des snobs, mais ils ont leur utilité, parce que s’ils n’étaient pas là, le concert n’aurait pas la qualité qu’il a, résume Michel Duchesneau, qui souligne au passage que rien ne remplace l’écoute d’un concert. Enfin, il y a des compositeurs, j’en suis certain, qui seraient contents de découvrir qu’ils sont toujours des “hits” aujourd’hui ! »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.