Chroniques Médecins

Déchirer les ententes est interdit

Pour l’homme de la rue, la question serait vite réglée : Québec devrait déchirer l’entente avec les médecins, point à la ligne. Malheureusement, les choses sont loin d’être aussi simples.

On pourrait même dire que le déchirement est interdit au Canada, en quelque sorte.

Avant de continuer, je vous rassure : moi aussi, je trouve que les médecins spécialistes n’auraient jamais dû obtenir autant. Je suis d’ailleurs le journaliste qui a mis le feu aux poudres, en janvier 2016, en constatant que les médecins spécialistes du Québec avaient non seulement rattrapé, mais dépassé la rémunération des autres provinces de 8 %1.

Seulement, les choses se compliquent drôlement quand vient le temps pour Québec de renier sa signature des ententes de 2007 et 2014. Comme toute autre partie en droit civil, le gouvernement est tenu de respecter le contrat qu’il a signé, sans quoi il s’expose à dédommager l’autre partie contractante en cas de poursuite. Les dommages seraient équivalents aux sommes non versées aux médecins, plus les intérêts.

Certains croient que le gouvernement pourrait contourner cette contrainte de son pouvoir exécutif en adoptant une loi spéciale votée par les élus de l’Assemblée nationale. Cette loi modifierait unilatéralement les paramètres des ententes passées avec les médecins et le tour serait joué.

Le hic, c’est que les tribunaux sont venus sérieusement restreindre ce droit législatif dans leurs jugements ces dernières années. La décision qui fait autorité a été rendue en janvier 2015 par la Cour suprême dans l’affaire Saskatchewan Federation of Labor. Essentiellement, les juges ont statué que l’État ne peut restreindre par une loi le droit de ses employés à jouir de la liberté d’association garanti par la Charte des droits et libertés, sauf dans des circonstances bien précises.

« La capacité de l’État à agir avec une loi spéciale est nettement plus restreinte aujourd’hui », me confirme Patrick Taillon, professeur de droit constitutionnel de l’Université Laval.

Les sceptiques diront que les médecins ne sont pas des employés syndiqués et que, par conséquent, le gouvernement n’est pas lié à cet arrêt Saskatchewan. Le professeur de droit constitutionnel Stéphane Beaulac, de l’Université de Montréal, n’est pas de cet avis.

« Ce n’est pas si différent, dit-il. L’esprit de l’arrêt Saskatchewan limite sérieusement les possibilités pour l’État d’imposer une loi spéciale. Il faudrait qu’il démontre que cette loi est le dernier recours après un long processus de négociation de bonne foi. Le gouvernement n’a donc plus autant les coudées franches depuis Saskatchewan. »

« Clause nonobstant » ?

Ne reste plus qu’une option : la disposition de dérogation (« clause nonobstant ») de la Charte des droits, qui permet à un gouvernement de priver un groupe de ses droits fondamentaux. Mes Beaulac et Taillon seraient toutefois très étonnés qu’un gouvernement se rende jusque-là.

Bref, l’État a pratiquement les mains liées, tant dans son pouvoir exécutif que législatif. « On ne s’en sortira pas, il faudra payer, tôt ou tard », croit Stéphane Beaulac.

Bien sûr, d’un point de vue politique, un parti caquiste ou péquiste peut promettre l’adoption d’une loi spéciale une fois au pouvoir, afin de séduire l’électorat. Dans les faits, il serait risqué de tester l’arrêt Saskatchewan dans une poursuite probable des médecins dans cette affaire, surtout considérant la facture juridique et les intérêts à payer aux médecins quand jugement sera rendu, trois ans plus tard. Cette facture se chiffrerait en dizaines de millions.

Bien au fait de cette problématique, le gouvernement a choisi la voie la plus susceptible d’être couronnée de succès. Québec a négocié pour diminuer la facture autant que possible, obtenant notamment des médecins spécialistes qu’ils renoncent à l’argent frais promis en 2014, qui correspondait à la hausse obtenue par les fonctionnaires (« clause remorque »). Cette diminution de la facture s’élève à environ 400 millions par année.

Tout pris en compte, les médecins spécialistes ont obtenu une hausse de 5,2 % de leur rémunération à partir du 1er avril 2017, somme qui s’ajoute à la hausse de 4,6 % qui avait déjà été versée en 2015. Cette rémunération versée sous forme de hausse des tarifs est ensuite gelée pendant cinq ans à partir du 1er avril 2018 (en excluant certains autres éléments).

La seule issue possible, c’est que les médecins récalcitrants fassent pression sur leur association et exigent qu’une plus grande part du pactole soit redistribuée dans le réseau pour améliorer les soins et l’accessibilité. Il pourrait être question d’un référendum chez les médecins, par exemple.

La bataille ne serait pas facile : sur les 10 000 médecins spécialistes, seule une délégation de 130 médecins a voté sur l’entente de principe, en vertu des statuts de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ). Or, cette délégation, élue par les 35 associations de spécialistes, a approuvé l’entente de principe à… 99 %.

En somme, peu importe le parti au pouvoir, tout indique que le gouvernement n’a pas le choix de payer. Les médecins seront donc plus riches, mais devront vivre avec la grogne populaire. Au moins, l’épisode se terminera par un gel de cinq ans, et peut-être plus…

1Pour faire l’exercice, j’avais utilisé la même méthodologie que celle de l’entente de 2007 et fait corroborer les données par le chef des comparaisons de l’ICIS, cette organisation retenue récemment par les deux parties pour refaire l’exercice.

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