Entrepreneurs québécois en Europe

Des fous en Provence

Toute la semaine, notre chroniqueuse Marie-Claude Lortie présente des entrepreneurs québécois qui ont tenté leur chance en Europe. Aujourd’hui : deux courageux qui ont osé lancer une boulangerie… dans le sud de la France.

AIX-EN-PROVENCE — « Quand t’arrives en France, c’est pas compliqué : faut que tu paies pour travailler ! »

Ça, Daphné Gauthier-Latraverse et Benoit Fradette, les fondateurs du Fromentier à Montréal et de La Rumeur affamée à Sutton, ne s’en doutaient pas quand ils ont décidé de tout liquider au Québec pour aller s’installer dans le sud de la France, un rêve de toujours.

Benoit, fou de vélo, voulait pouvoir grimper des cols à longueur d’année, ce que lui permettait la région de la Drôme, en Provence. Daphné trouvait l’idée géniale.

Quelque six ans plus tard, ils ne regrettent rien, parce que le bonheur de vivre dans une région choyée par l’histoire, la géographie et le climat est toujours aussi présent.

Mais le portrait que le couple – maintenant séparé, mais toujours associé – dresse de la réalité des entrepreneurs dans cette région du globe n’est pas joyeux. Et ce, même si sa boulangerie bio, artisanale, originale, le Farinoman Fou, dans le centre d’Aix, récolte les plus grands éloges et attire les foules.

« La première chose qui surprend quand on ouvre un commerce en France, c’est ce qui s’appelle le “droit au bail”», explique Benoit Fradette.

« Pour 100 000 euros [plus de 150 000 $], t’achètes le droit exclusif de l’exploitation commerciale dans un lieu. C’est tout. T’as pas payé le loyer, t’as pas fait de dépôt, t’as pas le fonds de commerce pour ce prix. Tout ça, c’est en plus. »

— Benoit Fradette

Ensuite, poursuit-il, arrivent les salaires. À Montréal, durant les belles années du Fromentier, rue Laurier Est, il employait six boulangers, dont deux particulièrement pro à 25 $ de l’heure, qui lui coûtaient en fait 28 $ de l’heure, avec les charges, alors qu’eux conservaient environ 19 $ de l’heure après impôts.

« Ici, le boulanger me coûte 32 euros de l’heure [48 $], mais seulement 14 euros sont pour lui, avant impôts. Donc, il lui reste 11 ou 12 euros [entre 16 et 18 $] dans ses poches. C’est ça, les fameuses “charges” dont on parle tout le temps. »

En fait, continue l’homme d’affaires, « on n’arrête pas de payer, on travaille fort et on fait trois fois moins d’argent qu’au Québec ».

Sans compter la frustration des taux de change. « T’arrives avec ton argent du Québec et t’en perds la moitié », dit Daphné.

Alors, pourquoi ne pas rentrer au pays ?

« Parce qu’il y a du soleil et de la chaleur à l’année. Mais si tu regardes juste les chiffres, c’est vrai que tu restes au Québec. »

Sauf que, justement, il n’y a pas que les chiffres, poursuit Benoit. « Ici, je m’éclate. Je plante des arbres, je fais du vélo. Les paysages sont extraordinaires, le pays est extraordinaire. »

Pour l’immigration, le processus a été assez simple, disent-ils. Ils arrivaient avec de l’argent à investir. « Et il y a un préjugé favorable pour les Québécois. »

Au départ, le couple s’est installé en Ardèche, dans un petit village, mais il n’y avait pas assez d’achalandage régulier pour la boulangerie, donc Benoit Fradette a vendu sa part à un associé italien, et le déménagement à Aix s’est imposé.

Là, dans le cœur de cette ville touristique, le succès a été assez rapide, la boulangerie allant même chercher des appuis au sein de publications parisiennes comme L’Express ou Elle.

Aujourd’hui, toute la famille (Benoit, Daphné et leurs deux filles) est naturalisée française, et le couple a eu le droit de vote pour la présidentielle de 2012. Benoit Fradette est même élu municipal dans son village où il a acheté un terrain immense pour y planter des séquoias, sa nouvelle entreprise dont il raconte la naissance comme on raconte un conte de Pagnol.

« J’ai trouvé de l’eau sur mon terrain en creusant pour planter un arbre un jour. Un truc incroyable. Les anciens pensaient qu’il n’y avait pas d’eau. J’ai découvert que j’étais assis sur 150 m3 d’eau. De la folie dans cette région. »

Benoit Fradette espère que la forêt de bois précieux qu’il est en train de faire pousser assurera sa retraite, « parce que comme c’est là, je ne fais pas assez d’argent pour en mettre de côté, affirme-t-il. Et mettons, ajoute l’homme de 56 ans, que ça va me permettre un jour d’arrêter de travailler la nuit ».

LE FARINOMANE FOU EN QUELQUES CHIFFRES

Un an et demi

Le temps que Benoit Fradette a dû attendre pour être reconnu comme boulanger en France. Au Québec : ce chiffre est de zéro. N’importe qui peut faire et vendre du pain.

325 000 €

Somme investie dans la boulangerie.

180 000 €

Somme empruntée sur sept ans.

500 000 €

Le prix d’un logement de 100 m2 dans la campagne aixoise. Prix de chaque pain : environ 2,50 €.

1

Nombre de fois que Benoit Fradette pouvait grimper le mont Washington chaque année. Nombre de fois qu’il peut grimper le mont Ventoux chaque année : autant qu’il veut.

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