Chronique

Un genre d’énigme

Commençons par une énigme. Un homme et son fils ont un grave accident de la route. Le père meurt sur-le-champ. Son fils, grièvement blessé, est envoyé d’urgence à l’hôpital le plus proche. Arrivé sur place, il est accueilli par un médecin qui, secoué, dit aux ambulanciers : « Je ne peux pas opérer ce garçon. C’est mon fils. »

Qui est ce médecin ? Réfléchissez-y un instant, puis revenez (donc) lire le reste de cette chronique…

Comme je suis un homme et que je surestime sans doute mon intelligence (on y reviendra), lorsqu’on m’a posé récemment cette énigme sur les préjugés inconscients – vieille d’au moins une trentaine d’années –, j’ai cru que j’avais élucidé le mystère. « C’est un couple gai ! Le chirurgien est homosexuel. Vous ne m’aurez pas ! »

Et comme la plupart des gens, tous sexes confondus, j’avais tort.

Si vous avez hésité avant de répondre, ou que vous n’avez pas trouvé la réponse, c’est que vous avez, tout comme moi et la vaste majorité des répondants, intégré le stéréotype selon lequel un chirurgien est forcément un homme. Comme moi, qui me prétends féministe, vous n’avez pas pensé spontanément que le médecin qui a accueilli le garçon blessé était en fait sa mère.

Les stéréotypes et les préjugés inconscients régissent nos interactions, bien davantage que l’on ne le présuppose. Ils façonnent insidieusement notre manière de réfléchir, d’anticiper et d’appréhender le monde dans lequel nous vivons. Un monde où, malgré les avancées du féminisme, l’on présume généralement que c’est un homme qui est en position d’autorité (ce qui n’est pas faux).

Ce n’est pas par mauvaise volonté. Notre cerveau est conditionné depuis notre naissance à analyser spontanément des situations selon un certain nombre d’a priori ayant trait au genre, à l’âge, au groupe ethnique, à la religion, à l’orientation sexuelle, etc.

Il est aussi influencé par la manière dont on lui présente les choses : les mots qui sont par exemple utilisés pour raconter une histoire (il y a volontairement une majorité de termes masculins dans l’énigme du début de cette chronique).

Dans un fascinant dossier publié dans nos pages, mes collègues Marie-Claude Malboeuf et Mathieu Perreault s’intéressent à ce qui modèle différemment les comportements des filles et des garçons dès le plus jeune âge. Des chercheurs américains ont révélé en janvier dans la revue Science qu’entre l’âge de 5 et 6 ans, la perception que les fillettes ont d’elles-mêmes change de manière radicale : alors qu’elles se considèrent comme aussi brillantes que les garçons à 5 ans, ce n’est plus le cas à peine un an plus tard.

Selon ce qu’ont révélé les chercheurs à mes collègues, quelque 65 % des filles et des garçons de 5 ans interrogés dans le cadre d’une étude sur un jeu destiné aux enfants « vraiment, vraiment intelligents » considéraient que le personnage surdoué mis en scène était du même sexe qu’eux. Mais dès l’âge de 6 ans, les filles avaient à 60 % tendance à associer le fait d’être brillant à un personnage masculin (contre 64 % pour les garçons).

Comment expliquer ce soudain revirement de perception ? Il serait lié à l’âge de la raison, cette période d’apprentissage où l’enfant prend conscience du monde qui l’entoure, de l’image qu’il projette et de la manière dont il est perçu par les autres.

Le moment de la perte de l’innocence coïncide, selon cette nouvelle étude américaine, avec celui où plusieurs jeunes filles perdent soudainement confiance en leurs moyens et s’estiment « moins intelligentes » que les garçons. Même lorsqu’elles obtiennent de meilleurs résultats scolaires !

Ce phénomène est sans doute lié aux préjugés tenaces qu’entretiennent autant les hommes que les femmes sur la réussite : les filles réussissent parce qu’elles travaillent fort et sont disciplinées ; les garçons réussissent parce qu’ils ont des aptitudes supérieures et un talent naturel.

Pour leur faire un compliment, on dit aux filles qu’elles sont belles, alors qu’on dit aux garçons qu’ils sont doués. C’est un réflexe intégré qui perdure même à l’âge adulte. Vous irez voir les commentaires sous les photos de vos amies sur Facebook pour vous en convaincre (« T’es tellement belle ! ! ! » et autres variations sur le même thème).

Ce conditionnement culturel a de nombreux effets pervers. Il contribue notamment à ce que les filles se privent, dès un très jeune âge, d’expériences formatrices qui pourraient forger favorablement leur estime d’elles-mêmes (et leur servir dans leur vie professionnelle). Il explique aussi en partie, selon les chercheurs, pourquoi si peu de femmes se destinent à des carrières scientifiques, en particulier en physique ou en mathématiques.

Cette tendance à sous-estimer le potentiel des filles n’est pas propre aux États-Unis ou à l’Amérique du Nord, selon ce que révèlent les spécialistes consultés par mes collègues.

Les deux tiers des Européens interrogés à ce sujet il y a deux ans ont déclaré que les femmes n’avaient pas les capacités suffisantes pour devenir des « scientifiques de haut niveau ».

C’est un constat choquant, mais un peu partout dans le monde, les parents trouvent leurs fils plus intelligents que leurs filles. Et inversement, filles comme garçons estiment leur père plus intelligent que leur mère. Bref, les garçons profitent d’un préjugé très favorable eu égard à leurs capacités cognitives, contrairement aux filles.

Les hommes eux-mêmes (j’y faisais référence en début de chronique) se croient plus intelligents qu’ils ne le sont réellement, ce qui n’est pas le cas des femmes. Alors que dans les faits, selon une majorité de spécialistes, il n’y a pas d’écart significatif en matière de mesure de l’intelligence des hommes et des femmes.

Le cercle des préjugés est particulièrement vicieux et nourrit sans relâche le sexisme. Devant des garçons qui surestiment leurs capacités et sous-estiment celles des filles, celles-ci, pourtant plus lucides vis-à-vis de leurs propres compétences, se trouvent désavantagées très tôt en société.

C’est démontré scientifiquement : bomber le torse procure un avantage net à l’homme, alors que la modestie de la femme lui nuit. L’homme benêt qui se targue de ses exploits réussit mieux que la femme supérieurement intelligente jouant la carte de l’humilité. On dira que la plus récente élection présidentielle américaine en est la preuve irréfutable…

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