CRITIQUE ISABELLE DAUNAIS

Le roman québécois et l’art de la planque

Le roman sans aventure

Isabelle Daunais

Boréal, 222 pages

4 étoiles

En refermant l’essai d’Isabelle Daunais, on pense à cette fameuse phrase du dramaturge Wajdi Mouawad, qui a dit un jour que le Québec était une « société monstrueusement en paix ». Ou alors à celle, plus drôle, mais peut-être plus tragique, de Bernard dans la pièce Les voisins de Claude Meunier et Louis Saia : « Y a-tu moyen qu’y arrive rien dans la vie ? »

Car en s’appuyant sur de nombreux classiques de la littérature québécoise, même ceux de la Révolution tranquille censés faire entrer le Québec dans la modernité, Isabelle Daunais démontre avec brio, tout en abolissant le fossé probablement artificiel entre les romans de la terre et les romans de la ville, le principal écueil que doivent affronter les écrivains d’ici : comment sortir d’un univers idyllique où rien ne semble bouger, bien à l’abri au « nord du monde », comme l’écrivait Miron ?

L’angle proposé par Isabelle Daunais, très original appliqué à la spécificité de notre littérature, est inspiré par les réflexions de Milan Kundera sur le roman. En opposition, le « grand contexte » – c’est-à-dire le « contexte supranational » des arts, celui des œuvres qui accèdent à la littérature universelle – et « l’idylle », qui, selon elle, définit « parfaitement l’expérience québécoise du monde ». « Car l’idylle ne désigne pas un univers pur et merveilleux, expurgé de tout souci, de toute adversité ou de tout malheur, mais, plus modestement, et plus concrètement – et à la fois plus terriblement –, l’état d’un monde pacifié, d’un monde sans combat, d’un monde qui se refuse à l’adversité. »

Voilà ce qui expliquerait pourquoi le roman québécois peine à traverser ses propres frontières, au contraire d’autres arts où le Québec s’illustre très bien à l’étranger. Bref, « nos » classiques n’existent pratiquement que pour nous. « Si le roman québécois est sans valeur pour le grand contexte, écrit-elle, s’il ne constitue un repère pour personne sauf ses lecteurs natifs, c’est parce que l’expérience du monde dont il rend compte est étrangère aux autres lecteurs, qu’elle ne correspond pour eux à rien de connu, et surtout, à rien de ce qu’il leur est possible ni même désirable de connaître. »

Bien sûr, le roman québécois a ses péripéties, précise-t-elle, mais les personnages, eux, ne sont pas transformés par leurs expériences, ils reviennent souvent à leur point de départ et finissent inévitablement par embrasser l’idylle ou s’y résigner. Maria Chapdelaine ne choisira pas François Paradis, qui est « trop un personnage de l’aventure pour pouvoir exister très longtemps dans un tel pays ». L’Euchariste Moisan de Trente arpents, même s’il a tout perdu, peut s’accrocher en rêve à son monde immuable. Dans Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, les personnages « ont beau vivre au diapason du monde moderne, ils n’en continuent pas moins d’habiter aussi un monde en retrait du monde ».

Et, le roman québécois « arrivé en ville », par la suite, mettra en scène des personnages d’écrivains qui se heurtent à une société sans adversité, si bien qu’ils doivent s’inventer des combats imaginaires… « Car telle est la loi d’airain de l’idylle : tout ce qu’on peut y agiter, tout ce qu’on peut y convoquer, y compris l’écriture (on pourrait y ajouter : y compris l’art), reste sans effet sur elle. » Ce sera un terreau fertile pour décrire l’aliénation…

Quant aux nouvelles formes qui agitent le roman dans les années 60, 70, ce « nouveau roman » lassé de l’intrigue et de l’action, comment les écrivains de la Révolution tranquille peuvent-ils l’accueillir avec enthousiasme puisqu’ils ne peuvent pour leur part être las de l’aventure, souligne Daunais, alors « qu’elle s’est toujours dérobée au roman avant lui ? » Les auteurs, alors, « occuperont » l’idylle, s’y réfugieront dans une célébration de la « planque », comme beaucoup de personnages de Ducharme, lui-même planqué dans son anonymat.

On pourrait reprocher à Daunais de ne citer aucun exemple de romans parus dans les 30 dernières années, notamment ceux des écrivains migrants qui auraient pu prouver davantage sa théorie, mais elle souligne que les tentacules de l’idylle sont toujours très actifs dans le roman contemporain québécois, qui ne montre aucun signe d’épuisement – et elle a raison. Le « récit d’un paradis jamais perdu » se poursuit, et le romancier québécois est toujours face au même problème, qui est « le fait d’écrire des romans dans un monde foncièrement non romanesque ».

L’essai d’Isabelle Daunais n’est pas une charge, c’est une constatation, un éclairage nouveau sur ce qui demeure la raison d’être du roman selon Kundera, c’est-à-dire « découvrir ce que seul le roman peut découvrir ». En ce sens, le roman québécois dit quelque chose de profond sur notre façon d’être au monde, particulièrement unique, bien qu’étouffante à la longue, et toujours en quête de l’aventure qui le fera entrer dans le grand contexte.

Bref, voilà un essai qu’on devrait mettre entre les mains de tous les aspirants écrivains du Québec, pour qu’ils soient au moins conscients de la forteresse idyllique qui les attend.

EXTRAIT

Le roman sans aventure, d’Isabelle Daunais

« Le roman n’est pas conçu pour l’idylle. Ce qui l’a fait naître comme forme et comme pratique, ce qui l’a forgé au fil des siècles, c’est au contraire un monde résistant, ou en tout cas paradoxal, rempli d’ambiguïtés et d’illusions, un monde dont la direction nous échappe et dont le sens ne peut être interprété avec certitude, un monde, en un mot, soumis à l’aventure. Or un tel monde était absent de la vie concrète des Canadiens français, qui, bien à l’abri sur leurs terres, n’avaient rien d’autre à affronter que les lois à la fois immuables et rassurantes de la nature. »

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