Les effets thérapeutiques des hallucinogènes de nouveau à l’étude

Dans une pharmacie secrète de Vancouver, les vitres sont recouvertes d’une pellicule pare-balles. Un coffre-fort est enfoui dans une armoire, elle-même protégée par une lourde porte barrée et par plusieurs systèmes d’alarme.

Il a fallu deux ans et demi pour transformer les lieux en forteresse. C’est Santé Canada qui l’a exigé avant de donner au propriétaire une permission historique : importer de Suisse neuf grammes de MDMA valant 1500 $. De quoi fabriquer quelques dizaines de pilules de ce que le grand public nomme ecstasy (celles du marché noir contenant un mélange de MDMA et d’autres drogues).

Cette fois, aucun comprimé ne doit aboutir dans la rue ni dans un rave. En janvier, février et mars derniers, la psychiatre Ingrid Pacey en a donné à trois patients – qui avaient tous subi un grave traumatisme et sont depuis impossible à apaiser. Neuf autres sujets seront choisis bientôt.

« Dans son cabinet, il y a un lit, un divan et deux chaises. Les gens sont invités à s’allonger et à se masquer les yeux, tout en écoutant une musique évocatrice. Tout est fait pour les aider à plonger à l’intérieur d’eux-mêmes », rapporte Mark Haden, qui enseigne à l’École de santé publique de l’Université de la Colombie-Britannique, tout en s’occupant de recueillir des fonds pour les chercheurs.

De l’Europe aux États-Unis en passant par Israël, la recherche sur les effets thérapeutiques des hallucinogènes connaît une formidable renaissance. Le phénomène est mondial.

MDMA, mais aussi LSD, psilocybine et des dizaines d’autres substances. Qui pourraient non seulement soigner le choc post-traumatique, mais toute une série de maladies chroniques ou résistantes aux traitements : anxiété, dépression, trouble obsessionnel compulsif, alcoolisme, toxicomanie, migraines et, possiblement, troubles alimentaires. « Les options sont immenses et renversantes », lance M. Haden.

Qu’ils soient ou non affiliés à des universités célèbres (comme Harvard, Johns Hopkins, UCLA ou Oxford), les chercheurs impliqués coordonnent de plus en plus leurs efforts. « L’objectif, précise Mark Haden, c’est que la MDMA soit vendue sous ordonnance dans cinq ans. Ce serait le tout premier médicament entièrement financé par la population plutôt que par les gouvernements ou les pharmaceutiques. Mais il faut beaucoup d’argent pour y parvenir ; passer aux études cliniques de phase 3 coûtera des millions de dollars. »

L’Association multidisciplinaire canadienne pour la recherche psychédélique (MAPS Canada, qu’il dirige) peine à recueillir les 419 000 $ requis pour mener l’étude de Vancouver à son terme. Mais son modèle américain, MAPS, a déjà versé 20 millions à plusieurs chercheurs et en a mis 10 autres de côté.

SE REPROGRAMMER

Avant d’être interdit, en 1968, le LSD a justement été commercialisé comme médicament psychiatrique par Sandoz (devenu Novartis). Pendant 19 ans, des psychiatres s’en sont servis pour soigner des milliers de patients, parmi lesquels la femme du sénateur Robert Kennedy, Ethel, de même que le crooner Andy Williams, les acteurs Cary Grant et Sean Connery, l’un des fondateurs de Greenpeace (Ben Metcalfe) et celui des Alcooliques anonymes (William Griffith Wilson).

Tout a basculé quand les hallucinogènes ont commencé à faire des ravages à l’extérieur des laboratoires et ont été assimilés à l’héroïne. « Pendant 40 ans, la recherche est devenue presque impossible, expose M. Haden. Mais les bureaucrates américains ont fini par relâcher la pression. Depuis quelques années, on peut vérifier leur toxicité et leur efficacité. Les faits auront enfin une chance de l’emporter sur les discours de peur. »

Aujourd’hui, les chercheurs sont plus prudents. Ils prennent soin d’éliminer les sujets physiquement ou psychologiquement trop fragiles. Ils préparent les autres et continuent de les suivre après leur expérience. Ils administrent des placebos à des groupes témoins. Et utilisent les nouvelles techniques d’imagerie médicale pour voir comment leur cerveau réagit.

Les images obtenues par résonance magnétique montrent que la psilocybine perturbe la façon dont certaines zones cérébrales communiquent entre elles. Reprogramme-t-elle le cerveau ? C’est l’une des hypothèses avancées. Car les hallucinogènes produisent leurs effets en quelques séances (contrairement aux antidépresseurs, qu’il faut prendre à long terme). Comme s’ils permettaient d’apporter des changements en profondeur au lieu de traiter les seuls symptômes.

Une autre hypothèse, moins radicale, attribue leur efficacité au fait qu’ils favorisent l’introspection et l’accès au matériel inconscient et facilite la psychothérapie. Pour se protéger, les sujets traités à Vancouver tentent de refouler leurs souvenirs traumatisants, mais ils les rendent ainsi inaccessibles, expose M. Haden. Et ceux-ci reviennent les hanter de façon terrible : flash-back, cauchemars, anxiété, repli sur soi.

« La MDMA les place plutôt dans un état de calme et de confiance, qui leur permet de réfléchir à leur expérience et de se libérer de leurs souffrances. Elle abaisse aussi leurs défenses en augmentant le sentiment de connexion avec le thérapeute. »

ATTACHÉS

« C’est comme si quelqu’un m’avait sortie de prison », a confirmé l’Américaine Rachel Hope au Financial Times, après avoir pris de la MDMA dans le cadre d’une recherche à l’Université de la Caroline-du-Sud.

Même si son état s’est amélioré, une autre participante a trouvé le processus pénible. « Durant les quatre à cinq mois du programme, j’ai été envahie par les souvenirs et les peurs. Mon mari a subi ma colère et ma méfiance », écrit Elizabeth Matthews sur le site de MAPS.

« Les hallucinogènes sont des amplificateurs psychologiques. C’est ce qui leur permet d’être utiles, mais c’est aussi pourquoi il faut s’en servir avec précaution. Le manque de supervision cause beaucoup de problèmes. »

— Mark Haden, professeur à l’École de santé publique de l’Université de la Colombie-Britannique

Dans les années 60, le pire s’est produit : des « bad trip » et des cas de syndrome post-hallucinatoire persistants, qui laissent les gens à jamais confus. À l’époque, même les chercheurs tâtonnaient, précise M. Haden. « Certains ont déjà attaché des alcooliques sans explications, en leur donnant de très hautes doses. Cela donnait à coup sûr une expérience atroce. Les psychologues apprennent tout juste comment travailler avec ces drogues pour qu’elles soient thérapeutiques. »

D’après MAPS, plus de 780 humains ont consommé de la MDMA dans le cadre d’études cliniques, et un seul d’entre eux a subi un « incident indésirable grave ». « Aucun médicament n’est sans risque », dit l’organisme.

LES TEMPS CHANGENT

Avant les hallucinogènes, le cannabis avait lentement commencé à faire ses preuves comme remède. « Cela a sûrement contribué à faire évoluer les mentalités », estime M. Haden.

Les gouvernements nord-américains sont par ailleurs démunis devant leurs soldats, qui rentrent traumatisés de l’Irak ou de l’Afghanistan, au point de se suicider ou d’être à jamais incapables de travailler. « Le choc post-traumatique entraîne beaucoup de coûts sociaux. Dans un monde néolibéral, où l’argent est la valeur première, les avantages d’un nouveau traitement comptent plus que la "morale" », analyse le professeur Jean-Sébastien Fallu, de l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal.

À l’Université Johns Hopkins, ni la maladie ni l’économie n’ont motivé Rolland Griffiths à se pencher sur les champignons hallucinogènes. Le chercheur voulait savoir s’ils permettraient à ses 36 sujets de vivre une expérience mystique. Plus de la moitié d’entre eux ont répondu oui, en précisant qu’il s’agissait d’une des expériences les plus significatives de leur vie.

Quel rapport avec la santé ? « Le monde médical est très déconnecté de la recherche de sens, mais pour l’individu, c’est très important, répond M. Fallu. C’est ce qui aide à vivre, à se lever le matin sans être déprimé. »

Un domaine de recherche encore fragile

La recherche sur les hallucinogènes a beau être de moins en moins controversée, il a fallu huit ans pour démarrer celle de Vancouver sur la MDMA, le ministère fédéral de la Santé ayant ajouté des exigences en chemin. D’après le directeur de MAPS Canada, les autorités canadiennes se montrent aujourd’hui plus frileuses que les américaines. Dans d’autres pays, des études sur la même drogue ont par contre carrément avorté. À Madrid, l’une d’elles a été arrêtée alors que seulement 6 des 29 sujets – qui souffraient tous de choc post-traumatique après avoir été victimes de viol – avaient été traités. L’affaire a viré à la controverse politique. En Australie et en Jordanie, deux autres recherches ont été rejetées par des comités d’éthique (en 2011 et en 2012). En Floride, l’établissement d’un chercheur a pareillement bloqué une étude sur la psilocybine, pourtant approuvée par la Food and Drug Administration.

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