Opinion Jean-Claude Hébert

La face cachée de Facebook et l’État

L’exploitation bassement mercantile des données personnelles de millions d’utilisateurs de Facebook révèle la face cachée de ce bien-aimé de l’industrie numérique, membre du cartel GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon). On s’en doutait bien : il n’y a rien de gratuit dans l’utilisation de services publics offerts par un fournisseur privé. Pouvait-on imaginer que la révolution numérique – et l’éclosion de l’intelligence artificielle – nous conduirait à la corruption du système électoral partout dans le monde ?

Par un stratagème d’enquête bidon auprès de 300 000 utilisateurs Facebook, la firme britannique Cambridge Analytica a pu exploiter 50 millions de profils d’utilisateurs, notamment pour influencer des électeurs lors de la présidentielle américaine et du référendum sur le Brexit.

Selon des informations recueillies par la chaîne britannique BBC, le consultant politique Cambridge Analytica serait intervenu dans plusieurs centaines de campagnes électorales sur cinq continents. La liste est longue : Italie, Ukraine, République tchèque, Kenya, Mexique, Colombie, Brésil, Inde, Malaisie.

Outre l’emploi abusif de données relatives aux utilisateurs de réseaux sociaux, un ex-employé de Cambridge Analytica a reconnu que l’entreprise avait recours aux fausses nouvelles pour influencer des électeurs ciblés.

Une cohorte de régulateurs et d’élus américains, britanniques et canadiens demandent des comptes à Mark Zuckerberg, le grand manitou de Facebook. Déjà, dans l’État du Maryland, un collectif de personnes dupées ont entrepris un recours collectif pour préjudices encourus à la suite d’une atteinte du droit au respect de la vie privée.

Rompant le silence dans lequel il s’était emmuré ces jours-ci, Zuckerberg assume publiquement la responsabilité du bris de confiance impliquant Facebook et ses utilisateurs. Il propose de vérifier les applications ayant accès à un flot massif d’informations, de restreindre l’accès aux tiers afin de prévenir d’autres abus et d’assurer que les utilisateurs comprennent à quelles applications ils donnent accès à leurs données. Bonne chance !

Réaction canadienne

Au Canada, le commissaire fédéral à la protection de la vie privée fera enquête. D’entrée de jeu, il lui faudra déterminer si des renseignements personnels de Canadiens furent bradés dans l’affaire Cambridge Analytica-Facebook. Ensuite, il pourrait faire des recommandations au gouvernement afin de mieux protéger la vie privée des utilisateurs de réseaux sociaux.

Il fallait bien l’éclosion d’un scandale pour secouer la torpeur gouvernementale. Parallèlement à ce tumulte, en marge de la rencontre du G-20 en Argentine, les pays membres discutent d’une possible taxation des entreprises numériques du GAFA.

Steven Mnuchin, le représentant américain, s’oppose solidement à l’idée. Il soulève crânement le spectre d’une guerre commerciale et donne l’assurance que l’administration Trump fourbit ses armes. Surprise totale : voilà que notre ministre fédéral des Finances, Bill Morneau, étudie ce dossier « avec l’intention de se forger un point de vue ». Ce virage ne manque pas de susciter l’étonnement… à moins qu’il ne s’agisse d’une posture de négociation dans les relations commerciales Canada-États-Unis, notamment l’ALENA.

Bizarrement, le gouvernement fédéral se tourne vers les experts des services secrets et du service d’espionnage électronique pour s’assurer que la vie privée des Canadiens est protégée contre tout détournement de renseignements personnels à partir des médias sociaux.

Élections Canada, un organisme responsable de tout ce qui est relié à la tenue des élections fédérales, affirme avoir multiplié les lignes de défense pour lutter contre les fausses nouvelles, les cyberattaques et l’ingérence étrangère dans la prochaine campagne électorale de 2019.

En principe, les activités du Centre de la sécurité des télécommunications (CST) portent principalement sur le renseignement étranger. Présentement, le CST est autorisé à fournir une assistance aux organismes fédéraux chargés de l’application de la loi et de la sécurité dans l’exercice des fonctions que la loi leur confère.

Il peut également fournir des avis, des conseils et des services afin de protéger des renseignements électroniques et des infrastructures d’information importante pour le gouvernement du Canada. Le CST n’est toutefois pas autorisé à conseiller le gouvernement lorsque la vie privée des Canadiens est mise à mal sur les réseaux sociaux.

En matière d’assistance technique et opérationnelle, l’actuel projet de loi C-59 (Loi concernant des questions de sécurité nationale) prévoit que le CST pourra agir en faveur des organismes fédéraux chargés de l’application de la loi et de la sécurité, des Forces canadiennes et du ministère de la Défense nationale.

L’expertise technique du CST en faveur d’un organisme fédéral peut-elle permettre l’introduction du loup dans la bergerie ? L’agence d’espionnage américaine (NSA) peut accéder aux communications privées de quiconque (citoyens américains et étrangers) et recueillir une foule d’informations : les adresses de courriel utilisées, l’historique de navigation, la liste des contacts, les identifiants de discussion en ligne et le contenu des échanges.

Puisque la NSA et le CST sont des vases communicants, il coule de source que le petit espion canadien bénéficie des connaissances acquises par le gros mouchard américain. Cependant, l’un et l’autre utilisent les mêmes astuces opérationnelles.

Le gouvernement canadien peut-il simultanément vouloir protéger les données personnelles des citoyens face à l’exploitation abusive des utilisateurs de réseaux sociaux et, sous prétexte de sécurité publique, pratiquer une surveillance de masse ?

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