Chronique

Chronique avec-pas-de-compassion

Félix Leclerc a chanté que le fun de l’un, c’est de voir l’autre se casser le cou. Eh bien pendant que vous riez, moi, je cours chercher des pansements. Je vous jure, je suis plein de compassion dans la vie ! Mon réservoir de compassion est toujours plein et c’est du Super Compassion qui s’y trouve, pas du Régulier Compassion.

Et là, je vous dis ça même si je sais bien que vous allez profiter de ce moment de vulnérabilité où je vous confie ce secret pour dire que je me vante. Le monde « sont » jamais content, c’est bien connu. Je m’en fous, je suis full compassion.

Et c’est animé par cet esprit de compassion pour mon prochain que je tombe sur ces reportages qui donnent la parole à des gens qui estiment s’être fait fou**er par UberX, ces derniers jours, notamment la nuit du Nouvel An…

La nuit du Nouvel An, vous le savez sans doute, est la pire nuit où tenter de trouver un taxi. J’ai personnellement frôlé l’amputation du gros orteil droit, un 1er janvier de la fin du XXe siècle, en tentant de trouver un taxi au centre-ville de Montréal pour me ramener à bon port, au petit matin. Des centaines, peut-être des milliers d’autres cabochons dans la même situation que moi cherchaient eux aussi des taxis, introuvables…

UberX, vous le savez sans doute aussi, est ce service qui met en contact ceux qui ont besoin d’un transport avec des gens prêts à leur en offrir, via une application de téléphone intelligent. UberX fait concurrence aux chauffeurs de taxi qui, eux, sont réglementés. Aux yeux des chauffeurs de taxi, UberX, c’est l’Antéchrist. UberX, c’est le livreur de côtes levées qui cognerait au quartier général de l’État islamique…

UberX, contrairement aux taxis, offre une tarification « dynamique », c’est-à-dire qu’elle change selon l’offre et la demande. Une course peut coûter un peu moins cher qu’une course en taxi régulier. Et elle peut coûter sacrément plus cher, des fois. Comme le 1er janvier, au petit matin.

Un 1er janvier au petit matin, quand des centaines, peut-être des milliers de personnes cherchent un taxi pour aller cuver leur vin à la maison, UberX exige une petite fortune pour un transport.

Tenez, Montréal–L’Île-Bizard, par exemple : 317 $. Une jeune femme du nom de Sarah est allée s’en plaindre à TVA, récemment. À ce prix-là, j’aurais pu louer une chambre d’hôtel à Montréal et revenir le lendemain, a-t-elle gémi. « Un taxi, c’est 70, 75 $ », a-t-elle confié, outrée.

Le journaliste a fait remarquer à Sarah qu’il faut valider « deux fois plutôt qu’une » la transaction AVANT de commencer la course, dans l’application…

Réponse de Sarah : « Oui. »

Et dans ce « oui » de Sarah, je vous le jure, il y avait quelque chose comme toute l’insignifiance de notre coin du globe où il ne se passe jamais rien, ou presque : l’écho de la vacuité d’une société qui monte des broutilles en épingle pour les transformer en injustice télégénique. Car pensez-y une seconde et demie : une jeune femme va à la télévision pour se plaindre d’une situation », et la situation c’est qu’elle a accepté – j’insiste : ACCEPTÉ – de payer 317 $ pour revenir chez elle. Et ce genre d’histoire fait les manchettes, partout dans le Dominion canadien : un Albertain a dû payer 1100 $ pour une course, le même soir…

Sauf qu’il n’y a pas d’injustice, ici. Il n’y a… rien. UberX est un service déréglementé qui module ses services en fonction de l’offre et de la demande. Il faut appuyer deux fois sur l’écran pour accepter une estimation du tarif selon la durée de la course. La tarification est excessive, bien sûr, car selon tous les normes acceptées, 317 $ pour aller à L’Île-Bizard, c’est énorme ; 1100 $ pour faire Edmonton-St. Albert aussi…

Mais elle est où, la crosse ?

Si le tarif estimé était caché, il y aurait une crosse. Sauf que non : le client d’UberX sait dans quoi il s’embarque. Ce n’est même pas un cas de j’aurais-dû-lire-les-petits-caractères-dans-le-contrat, non.

Là, des voix s’élèvent et demandent que le gouvernement intervienne, que le gouvernement impose des règles…

Euh, oui, ça existe déjà, ça, un cadre réglementaire pour le transport de personnes : ça s’appelle « l’industrie du taxi », et les taxis ne peuvent pas moduler leurs tarifs avec la même joyeuse liberté qu’UberX, justement parce qu’ils sont… réglementés.

Bref, j’aimerais remercier Sarah de L’Île-Bizard qui m’a fait découvrir que, contrairement aux tarifs d’UberX le soir du Nouvel An, ma compassion a des limites, que ma capacité à m’indigner devant l’injustice s’arrête à la porte des gens qui ont les moyens de payer 317 $ pour rentrer à la maison, bien au chaud, après une soirée à faire la fête dans une des villes les plus sécuritaires d’un des pays les plus confortables de toute l’Histoire de l’humanité.

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