Lettre de Dany Laferrière

Marie-Claire jusqu’au bout de la nuit

L’écrivain rend hommage à son amie Marie-Claire Blais

Je me suis précipité vers cette ultime trace, sa dernière phrase publiée.* Cette dernière phrase fait tout le livre, Petites Cendres ou la Capture, c’est-à-dire 217 pages, mais pour être aussi précis qu’elle aimait l’être, je dirais 196 pages. Proust fait pâle figure devant une pareille plongée dans l’encrier. Et dire qu’il ne s’agit pas d’un seul livre, mais bien de onze livres écrits en apnée par une nageuse en eaux glauques. Mais il y a cette dernière fusée dans la nuit, cet éclat qui illumine encore mon visage d’enfant toujours ravi par l’astre. Son morceau de phrase étant : « … et que le soleil était rouge à l’horizon, tel un brasier. »

Quelle grâce de mettre ainsi un point rouge à une œuvre déjà étincelante ! On rêve tous d’une pareille finale. Faut-il y voir la promesse d’un avenir radieux ?

C’est sûr qu’il y a toujours cette folle espérance chez elle, même si elle n’a fait que dénoncer l’exploitation à outrance des plus démunis. Le sang de tous ceux qu’on saigne à blanc, et la sueur des travailleurs qui descendent au charbon quotidiennement. On se demande, aujourd’hui, le cœur étreint, qui va parler d’eux, de manière si ferme, résolue et élégante. Ce brasier qu’elle évoque sans cesse, c’est la révolte contre l’arrogance des puissants. N’en doutons pas, le feu viendra si rien ne change. Marie-Claire rejoint dans ce dernier livre, à sa manière virevoltante, James Baldwin, celui de La prochaine fois, le feu.

Prenez garde à ces prophéties d’écrivains hantés. Celle de Baldwin annonçait les émeutes raciales des années 1960, et celle de Marie-Claire, qui englobe les pauvres et les solitaires, est à venir.

On ne peut pas entrer dans cette œuvre bouleversante si on n’est pas prêt à marcher sur des rasoirs dans des bas-fonds dont on n’avait aucune idée avant qu’elle ne nous y conduise.

On n’a jamais évoqué Dante, elle et moi, mais je sais que son grand ami et préfacier de ce dernier livre, René de Ceccaty, est un lecteur attentif et traducteur de Dante. Il faudrait relire les onze tomes de Soifs pour sentir le vertige d’une descente sans espoir de retour.

Elle m’a écrit le 21 septembre dernier à propos de Petites Cendres qui allait sortir : « Je tiens beaucoup à te l’offrir car c’est un livre très hanté et préoccupé par les tensions raciales… » Elle ajoute plus loin : « Ce qui arrive en Haïti me brise le cœur. » Gide se moque d’un larmoyant professionnel en remarquant qu’il parle « du cœur comme d’autres parlent du nez ». Pas Marie-Claire. Je l’imagine, à Key West, regardant la mer (Haïti est à quelques encablures), le cœur brisé. Une petite fille qui ne s’est pas laissé distraire de la douleur du monde, même par ce talent exceptionnel qui l’habite. On gardera sur soi longtemps, comme un talisman, cette première phrase de son livre fétiche, Une saison dans la vie d’Emmanuel : « Les pieds de Grand-Mère Antoinette dominaient la chambre. »

Depuis hier, le soleil est en berne dans les quartiers misérables du monde où l’on peut croiser les Petites Cendres et autres désaxés.

Petites Cendres ou la Capture est le dernier livre de la saga de Soifs, et le dernier roman de Marie-Claire Blais publié en France, aux éditions du Seuil. Au Québec, Marie-Claire Blais avait publié Un cœur habité de mille voix chez Boréal, en octobre dernier.

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