Chronique Lysiane Gagnon

S’en prendre à un paraplégique ?

Ce qui vient d’arriver au ministre Kent Hehr est l’un des cas troublants du mouvement #moiaussi – un mouvement qui charrie un certain nombre de causes justes à côté d’une cascade de dénonciations futiles.

Voici l’histoire. En 2008, Kristin Raworth, fonctionnaire à la législature d’Alberta, se trouve dans un ascenseur avec Kent Hehr, un député libéral qui se déplace en fauteuil roulant depuis qu’un tir l’a rendu paraplégique à l’âge de 21 ans.

Mme Raworth a alors 25 ans, elle ne sort quand même pas des jupes de sa mère. M. Hehr lui aurait glissé : « You’re yummy ! » Ce qui pourrait se traduire par « tu es belle à croquer ».

Voilà. Et après ? Après, rien. Il ne se passe rien du tout.

Dix ans plus tard, Mme Raworth, qui travaille aujourd’hui comme conseillère politique senior pour le gouvernement albertain, balance M. Kehr sous le fameux hashtag, affirmant qu’à l’époque les filles avaient peur de prendre l’ascenseur avec lui. « He made you feel unsafe. [Vous vous sentiez en danger en sa présence.] »

Peur de se retrouver seules pour quelques secondes, entre deux étages, avec un homme rivé à un fauteuil roulant ? Incroyable.

M. Kehr, qui entre-temps était devenu ministre des Sports et des Personnes handicapées dans le gouvernement Trudeau, a démissionné la semaine dernière du Conseil des ministres, avec, derrière lui, sa carrière et sa réputation en ruines.

Depuis, le gouvernement « enquête » sur un incident insignifiant qui s’est produit il y a 10 ans et qui n’a eu aucun témoin.

Je viens de raconter cette histoire à une amie française, une journaliste qui est indéniablement féministe. Elle ne me croyait pas.

Effectivement, ce genre de faux scandale ne pouvait arriver que dans la très puritaine Amérique du Nord (le Québec français fait un peu exception, on ne sait pour combien de temps).

Il reste que les mentalités ont changé, et que les jeunes femmes se sentent offensées par des remarques qui auraient laissé leurs mères parfaitement indifférentes… même si, paradoxalement, les premières sont beaucoup plus audacieuses que ces dernières en matière de sexualité.

Mais quand même, l’époque n’excuse pas tout. S’en prendre ainsi, pour une vétille, à un paraplégique ? C’est bien le comble de la cruauté !

Il ne s’agit pas de dire que les personnes handicapées devraient échapper à la loi et qu’il faudrait les absoudre s’ils commettent un acte criminel ou une agression sexuelle, ou s’ils ont une propension anormale à proférer des remarques grivoises ou dégradantes. Mais ce qu’on reproche à l’ex-ministre n’entre pas dans cette catégorie.

Il ne faut pas tout confondre, et jeter les « inconduites sexuelles » verbales, qui ne sont souvent qu’un manque de savoir-vivre, dans le gros tiroir du harcèlement sexuel.

« You’re yummy » est une remarque qu’on peut trouver vulgaire ou déplacée, mais qui, pour le commun des mortels, n’a rien de pervers ni de menaçant. Une autre dénonciatrice, sous le couvert de l’anonymat, lui reproche d’avoir eu les mains baladeuses, on ignore comment et dans quel contexte.

Une autre, anonyme elle aussi, affirme qu’il a « violé [son] espace personnel » en lui agrippant le bras « près de la poitrine » – ce qui, en effet, risque de se produire quand une personne en fauteuil roulant tente d’attirer l’attention d’une personne debout, car ses bras se trouvent à la hauteur du torse de l’autre.

Sous le hashtag #moiaussi, on trouve de tout, comme dans les pharmacies Jean Coutu.

Il y a des cas relativement sérieux, comme cette atmosphère de promiscuité sexuelle qui semble avoir imprégné la direction du Parti conservateur ontarien.

Son chef, Patrick Brown, vient de démissionner pour des allégations d’inconduite qui seraient passées inaperçues il y a 20 ans, mais qui sont beaucoup plus sérieuses que ce qui est reproché au ministre Hehr. Selon le magazine MacLean’s, le président du parti, Rick Dykstra, qui vient lui aussi de démissionner, aurait violé une jeune employée du parti au sortir d’une soirée alcoolisée.

Et il y a des histoires complètement loufoques, comme celle-ci.

En mai dernier, un député conservateur manitobain a été sacrifié sur l’autel de la rectitude politique pour une phrase qui, chuchotée à une oreille moins puritaine, aurait été reçue comme une blague amusante : « Ce n’est pas mon idée d’un ménage à trois ! », a-t-il glissé à la députée libérale de Longueuil–Charles-LeMoyne, Sherry Romanado, alors qu’ils se faisaient photographier avec une troisième personne.

Dès le lendemain, le député, qui avait bien intériorisé le catéchisme, a tenté de s’excuser, pour cette « remarque inappropriée », mais Mme Romanado avait déjà porté plainte auprès du directeur des ressources humaines du Parlement. Lequel a jugé, en août, qu’il ne s’agissait pas de harcèlement sexuel. Coupable malgré tout, le député s’est ensuite excusé à la Chambre des communes. Ce à quoi Mme Romanado, loin de l’absoudre, a répondu que le « grand stress » causé par ses propos « humiliants et de nature sexuelle » avait « négativement affecté [son] environnement de travail ».

Bref, le pécheur s’est confessé, il a rampé par terre en se versant des sacs de cendres sur la tête, il est même allé jusqu’à s’inscrire dans un camp de rééducation (un cours de « sensitivity training » offert par le Parlement), mais le repentir n’appelle aucun pardon dans la religion du féminisme totalitaire.

Revenons au ministre déchu. En décembre dernier, Kent Hehr avait fait les manchettes pour avoir proféré des remarques pour le moins indélicates à un groupe de victimes de la thalidomide.

Selon leur avocate, il leur aurait dit que leur situation « n’est pas si grave » et que « tout le monde au Canada a sa triste histoire ».

En l’absence de tout enregistrement, on ne sait pas dans quel contexte ces remarques ont été faites, ni s’il s’agissait, comme l’a soutenu M. Hehr, d’une mauvaise interprétation de propos innocents… ou encore – autre hypothèse – d’une tactique, de la part de l’avocate, pour débloquer des fonds fédéraux pour les victimes de la thalidomide.

Il se peut que M. Hehr ait un langage mal policé. Il se peut qu’il soit du genre gaffeur. Il se peut aussi qu’en raison de son propre handicap, il se soit senti autorisé à relativiser les souffrances des victimes de la thalidomide.

Après son accident, M. Hehr est devenu avocat et s’est donné à fond à la cause des handicapés. Par la suite, une fois député, il a milité en faveur de projets de loi destinés à rendre les écoles plus accueillantes pour les jeunes homosexuels. Et il a réussi l’exploit d’arracher une circonscription de Calgary aux conservateurs, au provincial d’abord et ensuite au fédéral, dans une province allergique aux libéraux.

Et le voilà passé à la trappe sur la foi de trois témoignages (dont deux anonymes) concernant des incidents futiles. Un beau cas de justice expéditive !

Son patron n’allait certainement pas le retenir, car le féminisme angélique de Justin Trudeau ne connaît pas de limite. Les femmes n’ont jamais eu un défenseur plus crédule que ce premier ministre.

À deux reprises ces derniers jours, il a mis tout son poids derrière le mouvement #moiaussi. Sans la moindre nuance, sans le moindre bémol : « Le harcèlement sexuel est un problème systémique. Lorsque les femmes prennent la parole, nous avons la responsabilité de les écouter et de les croire. »

Les croire même s’il s’agit d’accusations sans preuve ? De ragots qui remontent à des années en arrière ? De dénonciations dont on ignore la motivation réelle ? De règlements de comptes déguisés ? D’allégations de fautes mineures, à la limite de l’insignifiance, mais susceptibles d’entraîner des conséquences disproportionnées sur la vie d’individus et de familles entières ?

Le premier ministre est-il en train de nous dire que dans notre État de droit, la présomption d’innocence ne s’applique pas aux citoyens canadiens de sexe masculin ?

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