Médias numériques

faut-il réglementer netflix ?

Pourquoi Netflix n’est-il pas tenu de diffuser au Canada un quota de contenu canadien, comme les chaînes de télé, ou de financer la production canadienne, comme les distributeurs télé ? Parce qu’en 2009, le CRTC a renouvelé une ordonnance d’exemption de réglementation aux médias numériques… à la demande du « Big 3 » des télécoms et de Québecor. Une décennie plus tard, plusieurs intervenants ont changé d’idée. Débat. Un dossier de Vincent Brousseau-Pouliot

Médias numériques

« Ça a beaucoup évolué en 10 ans »

En 2009, la décision est tombée de façon unanime : les huit conseillers du CRTC renouvellent l’ordonnance d’exemption accordée aux médias numériques. Avec comme résultat que les médias numériques, comme Netflix, peuvent continuer d'opérer sur le web sans devoir diffuser du contenu canadien ou contribuer au financement de productions canadiennes.

Neuf ans plus tard, des voix s’élèvent pour la réglementation des médias numériques comme Netflix, CraveTV, ICI Tou.tv et le Club illico. Des voix comme celles de l’ex-vice-président du CRTC Michel Arpin et de l’ex-conseillère du CRTC Louise Poirer, qui siégeaient tous deux lors des audiences en 2009. Presque une décennie plus tard, ils ont tous deux changé d’avis : les médias numériques doivent avoir des obligations au même titre que les chaînes de télé ou les distributeurs télé.

M. Arpin, qui a été vice-président de la radiodiffusion du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) de 2005 à 2010, estime que l’ordonnance d’exemption octroyée aux médias numériques n’est plus justifiée. Le CRTC avait octroyé une première ordonnance en 1999 et l’avait renouvelée en 2006 puis en 2009.

« En 1999, la transmission de contenus était embryonnaire. Il fallait permettre aux exploitants intéressés d’apprivoiser l’internet en créant des contenus originaux. Lors des révisions de 2006 et de 2009, le CRTC a conclu qu’il n’était pas encore temps d’intervenir. L’internet ne causait aucun ou très peu de dommages au système de radiodiffusion [la télé] », a indiqué par courriel Michel Arpin à La Presse.

« De plus, le contenu canadien y était présent en bonne quantité et il provenait pour l’essentiel des radiodiffuseurs existants. Ce n’est plus le cas : YouTube, Facebook et autres nouveaux médias ont pris leur place. »

— Michel Arpin, ancien vice-président de la radiodiffusion du CRTC

Sur le banc de huit conseillers du CRTC qui ont pris la décision en 2009, trois conseillers provenaient du Québec : le vice-président Michel Arpin et les conseillers Louise Poirier et Michel Morin.

« Je ne pense plus que [l’ordonnance d’exemption] soit justifiée, dit Louise Poirier en entrevue à La Presse. Il faut changer ça. À l’époque, la plupart des intervenants avaient dit : “Ne changez rien, tout va bien.” Ça a beaucoup évolué en 10 ans. À cause des habitudes des consommateurs et de l’importance de la survie de la production canadienne, j’évoluerais dans une autre direction aujourd’hui. »

L’ex-conseiller Michel Morin a indiqué de ne pas avoir de position arrêtée actuellement sur la réglementation des médias numériques. Le président du CRTC à l’époque, Konrad von Finckenstein, a préféré ne pas commenter le dossier.

Une révision qui n’a jamais eu lieu

En 2009, les huit conseillers du CRTC ont renouvelé l’ordonnance d’exemption pour les médias numériques. Détail important, mais méconnu : dans cette décision, le CRTC a aussi ouvert la porte à une future réglementation des nouveaux médias. « Plus la place des nouveaux médias croît dans le système canadien de la radiodiffusion, plus il convient de s’assurer que ceux-ci bénéficieront d’un traitement réglementaire approprié », écrit-il en 2009.

Le CRTC rappelait aussi que l’organisme doit réviser cette ordonnance d’exemption tous les cinq ans. Or, il n’a jamais officiellement révisé sa décision de 2009 sur les nouveaux médias. En 2012, il a fait un examen à huis clos et a conclu que l’ordonnance d’exemption pouvait continuer à s’appliquer. « Nous sommes près de 10 ans depuis la dernière révision », indique Michel Arpin, qui est aujourd’hui consultant.

Le Syndicat canadien de la fonction publique a déposé à l'hiver une demande au CRTC pour mettre fin à l’ordonnance d’exemption. Le CRTC n’a pas encore statué sur cette demande.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

La « taxe Netflix »

L’expression ne fait référence à aucun concept légal. Parfois, des intervenants l’utilisent pour parler de TPS, parfois pour les obligations en vertu de la réglementation de la télé. « Le débat est devenu plus compliqué, on a tout mélangé ça », dit le professeur de droit Pierre Trudel.

La réglementation télé

Toutes les chaînes de télé doivent toutefois respecter un certain nombre de conditions de licence, notamment un seuil de dépenses pour les émissions canadiennes à l’écran. Les chaînes de télé consacrent en moyenne 30 % de leurs revenus à l’achat de contenu canadien. Les distributeurs télé consacrent 5 % de leurs revenus à financer de la production canadienne. Au contraire des chaînes de télé et des distributeurs télé, les médias numériques ne sont soumis à aucune condition réglementaire, car ils disposent d’une ordonnance d’exemption du CRTC depuis 1999.

La TPS

Les médias numériques canadiens – par exemple, le Club illico de Québecor, CraveTV de Bell et ICI Tou.tv de Radio-Canada – sont obligés de percevoir les taxes à la consommation (TPS à Ottawa et TVQ à Québec) sur leurs abonnements au Canada. Les médias numériques américains, comme Netflix, n’ont pas l’obligation de percevoir les taxes à la consommation et, par conséquent, ne le font pas.

Médias numériques

Bell et Rogers veulent réglementer, mais pas Québecor

Depuis le mois dernier, la belle unanimité ne tient plus au sein des quatre plus importantes entreprises de télécoms au Québec dans le dossier de la réglementation de Netflix.

En 2009, le « Big 3 » des télécoms (Bell, Rogers, Telus) et Québecor demandaient tous de ne pas réglementer les nouveaux médias. Le mois dernier, Bell et Rogers ont fait volte-face : il faut réglementer les médias numériques comme Netflix, font-ils valoir désormais. Québecor et Telus continuent de plaider pour le maintien de l’ordonnance d’exemption des médias numériques.

Bell et Rogers, les deux plus importantes entreprises de télécoms au pays, ont exprimé leur nouvelle demande au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) le mois dernier dans le cadre d’une consultation du CRTC à la demande du gouvernement Trudeau sur les modèles de distribution de l’avenir. Ce rapport est consultatif : le CRTC n’y sera pas lié et n’a pas dans ses plans actuels de revoir l’ordonnance d’exemption, comme l’a indiqué le président du CRTC Ian Scott à La Presse l’automne dernier. Ottawa révisera toutefois la Loi sur la radiodiffusion.

Rogers propose néanmoins au CRTC d’instaurer pour les médias numériques un système de contribution au contenu canadien similaire à celui en vigueur pour les chaînes de télé. Rogers estime que l’entente de 500 millions sur cinq ans conclue entre Netflix et le gouvernement fédéral est « quelque peu inadéquate ». Rogers propose un système selon lequel Netflix paierait environ 230 millions par an en contenu canadien.

« Continuer d’accabler les diffuseurs avec un cadre réglementaire duquel les médias numériques ont été exemptés n’est plus un modèle juste ou raisonnable. »

— Rogers, dans la demande au CRTC

Rogers suggère que les médias numériques faisant des revenus annuels supérieurs à 100 millions de dollars aient à contribuer à du contenu canadien. Le taux initial serait de 15 % des revenus, jusqu’à 30 % des revenus pour une entreprise générant des revenus annuels de 750 millions. À titre de comparaison, Rogers, Bell et Corus doivent dépenser en contenu canadien 30 % des revenus annuels de leurs chaînes de télé anglophones. Du côté francophone, ce pourcentage varie de 26 % à 45 %.

Citant un rapport de la Banque Scotia, Bell (BCE) estime que Netflix a environ 6 millions d’abonnés au Canada, soit plus de deux fois plus d’abonnés que Bell. « Si Netflix était considérée comme une entreprise de distribution de contenu, elle serait la plus grande entreprise du genre au pays, écrit Bell au CRTC. […] Nous ne pouvons plus prétendre que ces services en ligne ne concurrencent pas les diffuseurs traditionnels. »

Québecor contre

Depuis l’automne dernier, Québecor – son grand patron Pierre Karl Péladeau en tête – dénonce sur toutes les tribunes la décision du gouvernement Trudeau de continuer à ne pas forcer les entreprises étrangères comme Netflix à percevoir la TPS sur leurs abonnements au Canada. « [Une décision] au détriment des artisans de notre télé. On ne peut pas laisser faire ça. […] Pour notre culture, notre télé doit rester forte », a dit M. Péladeau dans le cadre d’une campagne publicitaire du Groupe TVA.

Or, sur le plan de la réglementation des télécoms, Québecor ne veut pas que Netflix soit obligé de financer du contenu canadien comme le font les chaînes canadiennes de télé. Au contraire : Québecor demande plutôt au CRTC d’aller « vers la déréglementation et l’allègement réglementaire » pour les groupes télé comme le Groupe TVA, « afin de concurrencer à armes égales ces entreprises étrangères qui ne sont assujetties à aucune obligation réglementaire ou fiscale », écrit Québecor au CRTC.

« Au lieu de réglementer les services étrangers, nous avons toujours demandé au CRTC de faire confiance aux entreprises locales. »

— Québecor

Telus a essentiellement la même position que Québecor. Les deux entreprises de télécoms estiment entre autres qu’il est loin d’être sûr que le CRTC pourrait obliger les géants étrangers comme Netflix à se soumettre aux règles canadiennes.

Bell et Rogers sont aussi en faveur d’un assouplissement réglementaire général du milieu des télécoms, mais les deux entreprises croient que Netflix doit aussi être réglementé.

« Absurde », disait Péladeau en 2009

En 2009, le « Big 3 » et Québecor demandaient de façon unanime au CRTC de laisser les médias numériques opérer sans réglementation.

« Vouloir réglementer les nouveaux médias sur une base géographique est aussi absurde que de penser pouvoir combattre les gaz à effet de serre à l’intérieur de frontières », disait Pierre Karl Péladeau, président et chef de la direction de Québecor, lors d’une audience du CRTC en mars 2009.

En 2009, le CRTC a renouvelé les ordonnances d’exemption des médias numériques. Un an plus tard, Netflix faisait son entrée au Canada.

Médias numériques

Les cinq arguments de Netflix

Netflix fait valoir que le Canada devrait continuer de ne pas réglementer les médias numériques. L’entreprise américaine a plaidé sa cause devant le CRTC dans le cadre d’une consultation du CRTC demandée par le gouvernement Trudeau. Résumé en cinq arguments.

Concurrentiel

Netflix fait valoir que les médias numériques sont une industrie concurrentielle qui n’a pas besoin de réglementation additionnelle. « Cet environnement concurrentiel a été bâti sur un internet ouvert qui permet aux Canadiens d’accéder directement au contenu qu’ils aiment par le biais d’une variété de services en ligne, dont Netflix. […] Un internet ouvert permet aux créateurs canadiens de rejoindre des audiences domestiques et internationales soit directement, soit via des plateformes comme Netflix », écrit Netflix au CRTC.

Plus en commun avec le livre qu'avec la télé

Selon Netflix, les services de divertissement en ligne « ne sont pas l’évolution de la télé traditionnelle, c’est quelque chose de différent ». Netflix estime avoir « plus en commun avec les marchés ouverts » en culture, comme les « livres, quotidiens, magazines, arts visuels, films, musique, danse et théâtre », qui ne sont pas réglementés, qu’avec le milieu réglementé de la télé. Une affirmation qui a fait sursauter l’entreprise de télécoms Rogers. « Il n’y a absolument aucun doute que Netflix fait de la diffusion », écrit Rogers au CRTC.

La télé est l’exception

Netflix rappelle que la plupart des moyens d’expression culturelle ne sont pas réglementés. Netflix explique que la radio et la télé ont été réglementées en raison de leurs caractéristiques spécifiques : les licences publiques étaient limitées dans une zone géographique donnée, et les citoyens n’avaient aucun contrôle direct sur les choix des diffuseurs et des distributeurs. Selon le professeur de droit Pierre Trudel, cet argument de Netflix est probablement le plus porteur. « C’est indéniable que les raisons sur lesquelles on s’appuie pour réglementer la télé et la radio sont radicalement remises en question avec internet », dit M. Trudel, professeur de droit des communications à l’Université de Montréal.

La neutralité du web

L’entreprise américaine invoque aussi le principe de neutralité du web, défendu par le CRTC et le gouvernement Trudeau. « Ce principe permet aux consommateurs et aux citoyens d’accéder au contenu numérique légal de leur choix sans interférence des fournisseurs d’accès internet », écrit Netflix. Le professeur de droit Pierre Trudel estime que cet argument de Netflix « ne tient pas debout ». « Personne n’empêche de diffuser, il faut simplement respecter certaines conditions, dit M. Trudel. D’autres activités, comme la vente de médicaments ou le commerce des valeurs mobilières, sont réglementées, et c’est interdit de le faire sur internet si vous n’êtes pas conforme aux lois. »

Le choix revient au consommateur

En définitive, réglementer les médias numériques « ne marchera probablement pas », croit Netflix. Sur internet, obtenir une licence de diffusion « ne sert à rien : ça ne donne aucune entrée au marché, aucun avantage ou privilège. […] Les quotas de contenu ne peuvent pas atteindre leur objectif parce que les consommateurs choisissent ce qu’ils veulent regarder, contournant le “contenu mandaté” qui ne les intéresse pas. […] Si le contenu est bon, il trouvera un auditoire en ligne », écrit Netflix.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.