Opinion Immigration

« C’est juste des chiffres »

Comme chacun sait, il est très difficile d’amener des intellectuels à s’ouvrir à des opinions ou des théories qu’ils ont toujours rejetées. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer au plus récent débat sur la laïcité ou sur ce qu’on pouvait jusqu’ici appeler l’islamophobie.

On voit bien que, quoi qu’on dise, la raison n’est jamais la seule maîtresse de la pensée. Il s’y mêle toujours des idées préconçues, des émotions diverses et d’autres facteurs qui font obstacle à l’arbitrage des idées et même parfois des faits. C’est ce qui rend si difficile l’alignement des esprits dans le monde savant.

Mais il n’en va pas différemment hors du monde des intellectuels ou des spécialistes. Nous en avons vu de nombreux exemples lors des forums de la commission que j’ai coprésidée avec Charles Taylor il y a 10 ans : des propos graves, sincères, qui venaient du cœur, mais qui n’en demeuraient pas moins inspirés souvent par des peurs, des préjugés ou des stéréotypes, ce qui les rendait insensibles à l’épreuve de la réalité. En voici une illustration récente qui se passe de commentaire.

Il y a près de chez moi un gros dépanneur très fréquenté où je me rends régulièrement. Il s’y trouve souvent une dame à la retraite (ancienne concierge, je crois) qui y tient avec beaucoup de verve et de succès une sorte de cénacle. Les clients, à la fois amusés et complices, s’y attardent pour l’entendre prononcer ses jugements colorés (et toujours définitifs) sur les grandes et les petites questions du jour. Le personnel de l’établissement, qui prend lui-même plaisir à l’exercice, se fait bon joueur, d’autant plus que la dame excelle à mêler le rire à l’autorité de ses syllogismes. Finalement, la chose n’est pas mauvaise pour le commerce.

Sa pédagogie, bien rodée, très efficace, consiste à dispenser ses leçons de sagesse aux dépens d’un client qui, le temps de la leçon, lui sert de tête de Turc, au grand plaisir de la galerie.

J’en sais quelque chose, car j’ai l’honneur de tenir à l’occasion le rôle de la victime (très consentante). Mon arrivée est alors saluée par la formule rituelle : « Ah, v’là notre commissaire… ! » Je sais alors à quoi m’en tenir.

Il y a quelque temps, alors qu’elle dissertait sur l’immigration au Québec, elle me prit à témoin devant sa cour et le dialogue suivant s’engagea : 

« Vous trouvez pas, monsieur Bouchard, qu’on est en train de se faire envahir par les musulmans ?

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça, madame ?

— Mais vous regardez donc pas les nouvelles à la télévision, vous ? Y a qu’à prendre le Téléjournal : à Montréal, on ne voit que ça, des musulmans. À Québec aussi depuis quelque temps. Je vous le dis, ils vont être en majorité ce sera pas long, si c’est pas déjà fait. Ils vont prendre le contrôle partout. Ça vous dérange pas, vous ?

— Vous pensez que les Québécois vont se laisser faire ?

— C’est bien connu, on n’est rien qu’une bande de moutons.

— À vous voir, on le dirait pas…

— Faites pas le smatt, là, là !

— Mais prendre le contrôle, c’est pas un peu fort ? Vous en voyez beaucoup, des immigrants, par ici ?

— Je vous parle des grandes villes, pas des fonds de paroisse [rires dans l’assemblée].

— Savez-vous combien il y a de musulmans au Québec ?

— Je sais qu’il y en a en masse [nouveaux rires dans l’assemblée].

— Si je vous disais qu’ils représentent à peu près 2 % de toute la population ?

Là-dessus, elle a pris une mine profondément attristée et resta un moment bouche bée, incrédule, en hochant la tête. Son public se réjouissait à l’avance de la réplique assassine qui allait foudroyer le commissaire. Il n’allait pas être déçu. Sur un ton péremptoire, sûre de son effet, la dame s’exclama : 

— Mon pauvre monsieur Bouchard, y a vraiment rien à faire avec vous ! Voyons donc, c’est juste des chiffres, ça… »

Je me suis évidemment incliné devant l’autoritéde l’argument. Mais en sortant du dépanneur, je me suis rappelé cette réflexion d’Albert Einstein : « Il est plus facile de désintégrer un atome qu’un stéréotype. »

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