KRYSTINA ALOGBO

Water-polo mon amour

Krystina Alogbo est prête à tout pour le water-polo. Même à s’exiler en Sibérie. Véritable passionnée de son sport, la Montréalaise de 30 ans veut maintenant mener l’équipe canadienne vers les Jeux olympiques de Rio. Après deux essais infructueux, elle croit que cette fois sera la bonne.

Krystina Alogbo s’est excusée pour son petit retard. Elle avait fait un détour par l’épicerie à trois jours de son départ pour la Russie. Dans son sac, elle transportait des contenants de lait de soja. Intolérante au lactose, elle ne voulait pas risquer de courir après sa boisson matinale favorite au pays de Vladimir Poutine.

La Montréalaise dispute ces jours-ci un tournoi de la ligue russe de water-polo. Elle doit m’épeler le nom de son équipe : Khanty-Mansïïsk, une ville pétrolière de la Sibérie occidentale. Seule étrangère du club, elle fait un deuxième séjour dans cette contrée située à 2600 km à l’est de Moscou.

En 2013, Alogbo pensait d’abord évoluer pour le club de la capitale russe, mais un problème de visa l’en a empêchée. Au même moment, une ancienne rivale cherchait une Canadienne pour compléter l’alignement de Khanty-Mansïisk, dont elle avait pris la direction.

Ayant participé quatre fois aux Jeux olympiques et ex-capitaine de son équipe nationale, Sofiya Konukh connaissait bien Alogbo pour l’avoir affrontée à plusieurs reprises. Elle était d’ailleurs chargée de marquer son homologue canadienne lors du dernier tournoi de sélection pour les Jeux olympiques de Londres. La Russie l’avait emporté 7-6 en quart de finale, brisant les espoirs du Canada de se qualifier pour la première fois depuis Athènes en 2004.

La confrontation entre les deux centres avait été particulièrement physique et Konukh avait réussi à faire prendre une punition coûteuse à son adversaire. « Elle savait ce dont j’étais capable comme joueuse. On avait développé un respect mutuel », raconte Alogbo, rencontrée à son condo de Saint-Léonard à quelques jours de son départ.

Alogbo avait déjà joué en Italie. La Sibérie représentait un autre genre d’aventure, surtout pour une mulâtre. Deux coéquipières russes au club CAMO ont d’ailleurs cherché en vain à la dissuader de partir en 2013. « Tout le monde capotait : “tu es une minorité visible, fais attention”, se souvient-elle. Mais j’aime découvrir de nouvelles cultures. J’ai l’esprit ouvert. »

Il le faut pour aller vivre en Sibérie. « C’est sûr que la vie est différente. La nourriture, par exemple. Tu n’as pas toujours accès à des fruits frais. Il y a la langue aussi. Je comprends plus que je parle. J’ai appris quelques petits mots, quelques petites phrases. Je me débrouille. L’équipe me laisse rarement seule. »

Elle a tellement aimé sa première expérience qu’elle est retournée à Khanty-Mansïisk l’automne dernier. Elle se plaît dans le style de jeu russe, qu’elle qualifie de « presque artistique », et trouve un niveau d’entraînement aussi relevé que celui du centre national à Montréal. Elle ne gagne pas des millions, mais le logement et la connexion internet sont fournis.

La sécurité ? Aucun problème. Tout au plus attire-t-elle les regards à l’hôtel où elle loge. Lorsqu’elle circule dans les rues de la ville de 100 000 habitants, les demandes de photo sont fréquentes. « Souvent, c’est la première fois qu’ils voient une Noire. Ils pensent que je suis une superstar. Je dis à mes coéquipières que si on était intelligentes, on ferait de l’argent avec ça... »

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Sans être une superstar, Alogbo est l’une des meilleures de sa profession. Médaillée d’or aux Mondiaux juniors de 2003, où elle a été sacrée joueuse la plus utile, la native de Rivière-des-Prairies a aidé le Canada à gagner le bronze aux Championnats du monde FINA de Montréal, à l’été 2005.

Elle a été élevée par une mère à la tête d’une famille monoparentale de cinq enfants. 

« Je n’avais pas tout ce que mes amis avaient, mais j’avais un toit sur la tête et de la nourriture dans mon estomac. »

— Krystina Alogbo

Sa vie a basculé le 6 janvier 2007. Son frère aîné Jonathan, 24 ans, a été froidement abattu d’une balle dans le dos à Lachine. Il avait fait de la prison et avait été mêlé à des histoires de drogue, mais n’a jamais été membre d’un gang de rue, contrairement à ce qui a déjà été véhiculé dans les médias, précise Alogbo.

« C’est facile de rester pris dans ça, de juste voir le côté noir, mais j’utilise ça comme une motivation, comme une force, comme une leçon aussi », dit-elle.

Au moment du drame, elle participait à un stage d’entraînement au Colorado avec l’équipe canadienne. Soutenue par ses coéquipières et entraîneurs, elle y est restée jusqu’à la fin. Deux mois plus tard, elle a pris part à ses deuxièmes Mondiaux à Melbourne.

Le meurtre n’a jamais été résolu. « C’est sûr que ma famille aimerait un jour pouvoir tourner la page, mais on ne concentre pas notre énergie là-dessus. On a quand même six nièces et neveux qui ont besoin de notre attention. »

Parmi eux, il y a le fils de son frère, 14 ans, qui vit avec sa grand-mère. « On essaie de rester proches, de s’assurer qu’il a une chance dans la vie, qu’il réalise que même s’il n’a pas son père et sa mère, il peut tout réussir. »

Et que ça peut passer par le sport. Alogbo transmet le même message lorsqu’elle rencontre des jeunes à la piscine René-Goupil de Saint-Léonard, où elle a fait ses débuts. « Il y en a aussi qui ont des histoires derrière eux. Ils ont juste besoin d’une chance et d’un entourage. Moi, j’étais bien entourée avec mon coach Daniel Berthelette [ancien entraîneur-chef de l’équipe canadienne], qui a été comme un père pour moi. »

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Krystina Alogbo vit et respire pour son sport. « Je suis en amour avec le polo. Ça va toujours prendre la première place dans ma vie, jusqu’à ce que je ne sois plus capable. »

Cet engagement total n’est pas sans conséquence sur sa vie personnelle. À son retour de Khanti-Mansïisk, elle a vécu une séparation douloureuse avec sa conjointe. Après sept ans de relation, elles projetaient de se lancer dans un processus d’adoption. 

« Une athlète qui voyage tout le temps, ce n’est pas facile sur une relation. […] C’est difficile de partager une passion et une relation. »

— Krystina Alogbo

En pratiquant son sport pour un club professionnel, la joueuse de 30 ans réalise l’un de ses deux grands rêves. Le second, le plus important, lui échappe toujours : aller aux Jeux olympiques.

Le Canada a raté sa chance de justesse en 2008 et 2012. Malgré deux changements d’entraîneurs dans le dernier cycle olympique et des derniers Mondiaux difficiles (11e), Alogbo croit que la troisième tentative sera la bonne. Le tournoi de qualification se déroulera aux Pays-Bas à la fin mars.

« J’ai un bon feeling, dit la capitaine de l’équipe avant de refermer la porte. Si on est prêtes à le faire ensemble, en équipe, je sais que c’est atteignable. »

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