Chronique 

La statue et le statut de l’artiste

En 1980, à Belgrade, les États membres de l’UNESCO ont convenu que le métier d’artiste faisait pitié. Ignorés par les gouvernements, les artistes n’avaient pas de statut professionnel, pas d’existence juridique, n’étaient pas syndiqués, n’avaient pas droit au chômage et encore moins à une pension à la fin de leur vie. La recommandation de Belgrade a été adoptée à l’unanimité, d’abord dans le but de reconnaître « le rôle fondamental que les artistes jouent dans nos sociétés ». Or, le reconnaître, c’était aussi leur donner un statut professionnel, des droits (celui de s’associer) et des conditions de vie décentes.

Le Québec a été un précurseur dans le domaine, grâce à la ministre Lise Bacon qui, en 1987, a convaincu le gouvernement Bourassa d’adopter la première loi sur le statut de l’artiste. C’était il y a exactement 30 ans.

Or, 30 ans plus tard, comme j’ai pu le constater la semaine dernière, non seulement les conditions de vie de la vaste majorité des artistes (et non une minorité privilégiée) ne se sont pas vraiment améliorées, mais les préjugés à leur endroit sont tenaces : assistés sociaux de luxe, parasites, profiteurs, privilégiés, les quolibets abondent.

Par rapport aux artistes, les Québécois donnent parfois l’impression d’être des Donald Trump en puissance, plus prompts à les dénigrer et à déboulonner leurs statues qu’à les célébrer.

Après tout, les artistes n’ont pas le monopole de la précarité, m’a écrit un lecteur. Pourquoi tous ces avantages aux artistes alors que les gens du peuple ne peuvent en bénéficier ? a ajouté un autre. Quant au troisième, il voulait savoir pourquoi je ne dénonçais pas « les Guy A. Lepage et les autres grands millionnaires artistes, qui reçoivent des subventions inutiles alors que ces argents pourraient mieux servir la société ».

Pour répondre à ces questions, permettez que je revienne à la source même de la Loi sur le statut de l’artiste : le consensus qui s’est opéré à Belgrade et auquel le Québec a adhéré le premier, conscient qu’il était grand temps de reconnaître le rôle fondamental que les artistes jouent dans nos sociétés.

Le bien collectif

Pour ceux qui ne sont toujours pas convaincus, permettez que je cite l’économiste Pierre Fortin qui, dans un mémoire présenté en 2014 à la Commission d’examen sur la fiscalité québécoise, a écrit : « La culture appartient à l’ensemble de la société, et pas seulement aux individus qui déboursent un prix pour avoir accès à l’un de ses produits… La culture nous identifie comme société distincte et nous lie ensemble. Notre culture collective et son évolution à travers ses œuvres passées, présentes et futures, définissent le Québec en tant que société. Cela fait partie de ce que nous avons de plus précieux. »

Plus loin, Pierre Fortin énonce un point encore plus essentiel : « Tout ce qui touche à la culture, y compris la fiscalité et les politiques économiques, doit être analysé et géré dans cette optique de bien collectif. »

Le bien collectif : retenez cette formule.

Les artistes, dans leur ensemble, ne produisent pas des services comme le prétendent certains. Ils construisent une culture, ils façonnent notre identité.

Or, ils touchent rarement un salaire minimum ou un salaire tout court quand ils écrivent un ouvrage qui leur prend cinq ans à concevoir et à rédiger, quand ils recherchent un rôle pendant des mois ou quand ils passent une audition qu’ils ont préparée toute la nuit ou toute la semaine sans décrocher le contrat convoité.

On parle toujours des cachets faramineux des artistes, mais jamais du temps gratuit ou des heures innombrables sans salaire ni gratification qu’ils ont consacrés à leur art et qui, dans le meilleur des cas, se traduisent en succès et en argent et, dans le pire, en pauvreté et en anonymat.

Chiffres à l’appui

Mais ça, c’est de la cuisine, de la poutine, même. Passons aux chiffres, maintenant. Ceux de l’Union des artistes (UDA), par exemple. Au 31 janvier 2015, les 8440 membres actifs (et non les stagiaires), dont 52 % sont des acteurs, avaient gagné un revenu moyen annuel de 16 121 $. Pis encore : pour 72 % de ces membres, le revenu annuel était inférieur à 16 000 $. Selon une source à l’interne, seulement 180 membres sur les 8440 gagnent un salaire annuel supérieur à 125 000 $, soit 2,1 % des membres.

Certains plaideront que ces chiffres sont faussés puisqu’ils ne tiennent pas compte des revenus que les artistes font ailleurs comme profs, journalistes, menuisiers ou serveurs. C’est vrai, sauf que si les membres de l’UDA travaillent ailleurs, c’est précisément parce qu’ils n’arrivent pas à vivre de leur métier. Si 52 % des comédiens de l’UDA pouvaient travailler autant, et gagner ce que gagnent, en une année, Guylaine Tremblay, Martin Matte, Véro, Julie Snyder ou Guy A. Lepage, autant dire qu’ils le feraient dans la joie et l’empressement.

Du côté des écrivains, c’est à peine mieux. Selon les statistiques de l’Observatoire de la culture et des communications, en 2008, trois écrivains sur quatre tiraient leurs revenus d’autres activités que la création littéraire. Une trentaine d’écrivains sur environ 1500, soit 2 % des écrivains, ont tiré de leurs écrits un revenu supérieur à 60 000 $ cette année-là. Deux cents écrivains (13 %) ont déclaré des revenus de 20 000 $ ou plus, mais surtout 980 écrivains (65 %) ont gagné en 2008 moins de 5000 $ pour un livre qu’ils ont peut-être mis un, deux, cinq ou sept ans à écrire à temps plein ou à temps perdu. Pour les écrivains millionnaires bénéficiant d’avantages fiscaux inéquitables, on repassera.

Tant à l’UDA qu’à l’Union des écrivaines et des écrivains du Québec (UNEQ), ces chiffres confirment une fois de plus un fait indéniable : pour une minorité d’artistes millionnaires, combien rament, suent, se dédoublent et s’épuisent pour vivre ?

Si ces artistes millionnaires représentaient un nombre significatif de privilégiés qui ne paient pas d’impôts, il faudrait sans doute apporter des correctifs, mais c’est loin d’être le cas, les artistes millionnaires étant imposés comme les autres.

Alors au lieu de déboulonner les statues et de plaider pour la diminution des acquis des artistes, sous prétexte qu’ils enlèvent aux autres ce qu’ils ont âprement gagné, gardons à l’esprit qu’ils n’enlèvent rien à personne, y compris aux autres travailleurs autonomes. Et, surtout, n’oublions jamais que la vie sans leur apport précieux ne serait non seulement pas plus juste, mais manquerait de plus cruellement de couleur, de saveur et, ultimement, de sens.

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