Chronique Rima Elkouri

Un juge, un viol et un vertige

Le 5 août 2015, Judith Trickey-McCullough accompagnait son amie Mireille au palais de justice de Montréal. Mireille était nerveuse. Victime d’agression sexuelle, elle allait se retrouver dans la même salle que l’homme qui l’avait violée.

Judith avait espoir que justice soit rendue et que son amie sorte de la salle d’audience apaisée. Elle était bien placée pour savoir comment une victime d’agression peut se sentir le jour où le juge rend sa sentence. Car elle s’était retrouvée exactement à la même place que Mireille cinq ans auparavant. Mais elle n’imaginait pas à quel point le dénouement de cette douloureuse histoire serait différent pour son amie.

Le 5 août 2015, Michel Charlebois Rehmat, l’homme accusé d’avoir agressé sexuellement Mireille, a plaidé coupable en échange d’une absolution inconditionnelle négociée entre avocats.

La nuit du viol, la victime fêtait ses 18 ans. Après une soirée bien arrosée, elle a été agressée sexuellement par Michel Charlebois Rehmat, qui avait 23 ans. Elle a essayé de l’arrêter. En vain. « Il a enlevé son pantalon et alors qu’il a essayé de la pénétrer, elle a dit “non” encore plus fermement », a dit la procureure de la Couronne Dannie Leblanc, dans son exposé des faits. « Il a répondu “come on” ». Et il l’a violée.

La voix étranglée par les sanglots, Mireille a livré un témoignage crève-cœur où elle raconte l’impact dévastateur que le viol subi il y a une dizaine d’années a encore sur elle. Elle-même juriste de formation, elle fondait beaucoup d’espoir dans le processus judiciaire. Elle estime qu’il lui a finalement « apporté plus de stress, de perte de confiance et de détresse ». Elle s’est rendu compte que « légalité n’est pas synonyme de justice ». « Si vous pensez que ce processus m’a apporté ou m’apporte une quelconque clôture, il ne l’a pas fait », a-t-elle dit au juge.

Michel Charlebois Rehmat a reconnu sa culpabilité. « Je n’ai pas vérifié le plein consentement de Madame et j’aurais dû m’assurer d’un tel consentement complet et sans équivoque », a-t-il dit dans une lettre d’excuses rédigée à la demande de la victime et lue par son avocat, Me Pierre Poupart.

Au moment de rendre sa sentence, le juge Jean-Pierre Boyer a réprimandé la victime pour avoir critiqué le système judiciaire et a félicité l’accusé pour avoir plaidé coupable. Visiblement piqué au vif par les remarques de Mireille, le juge a dit :

« Je considère que, compte tenu de toutes les circonstances, cette suggestion-là [l’absolution inconditionnelle] qui, à première vue peut paraître… un peu clémente, est justifiée. »

— Le juge Jean-Pierre Boyer

« Vous savez, ça fait 43 ans que je travaille dans le système judiciaire canadien. Et je comprends la frustration de la victime. Mais, moi, me faire dire que le système judiciaire canadien, c’est presque une farce, ce n’est pas quelque chose que j’accepte. »

Le juge Boyer a poursuivi en disant que l’absolution inconditionnelle était « très raisonnable » dans les circonstances. Il a ajouté que s’il y avait eu procès, « les chances d’un acquittement étaient de 99 % ». En s’adressant à l’accusé, il a dit : « Alors votre plaidoyer de culpabilité, il est très méritoire et compte tenu de cela, je rends une ordonnance d’absolution inconditionnelle. »

L’absolution inconditionnelle signifie ici que Michel Charlebois Rehmat n’a pas de casier judiciaire, de peine de prison ou d’amende à payer. La Cour a toutefois ordonné que son nom soit inscrit dans le Registre des délinquants sexuels durant 10 ans. À la demande de la victime, on a exigé qu’il verse 4000 $ à une fondation.

***

Les propos du juge ont plongé Mireille dans un état de choc. Elle tremblait en l’écoutant. Judith Trickey-McCullough était outrée. C’est elle qui a porté plainte au Conseil de la magistrature du Québec. « Les bras m’ont tombé. Je ne m’attendais pas à ce qu’en 2015, un juge agisse de la sorte. J’avais beaucoup de peine pour mon amie. Beaucoup de colère, également. »

« En bref, le juge a donné l’impression que la cause était pratiquement entendue, même sans procès. Il a félicité le violeur et réprimandé sa victime », écrit-elle dans sa plainte. Un tel comportement n’est pas digne d’un juge, ajoute-t-elle. Venant d’un quidam dans les réseaux sociaux, passe encore. Mais venant d’un juge ? « C’est inacceptable. »

« C’est comme s’il était arrivé dans la chambre tout de suite après le viol, que le gars disait : “Ah ! Désolé, je n’aurais pas dû faire ça. Mais je l’ai fait.” Comme si la victime demandait au juge : “Pourquoi n’êtes-vous pas arrivé plus tôt ? J’avais besoin d’aide” et que le juge disputait la victime et louangeait le violeur. Il a vraiment félicité le violeur. Je ne pensais pas que ça pouvait arriver. C’est inexcusable. On a quelqu’un qui a dit : “J’ai commis ce crime.” Il l’a admis. Et on le félicite ? »

Aux oreilles de Judith, les propos du juge ont paru pour le moins inappropriés, pour ne pas dire scandaleux. « On ne demande pas au juge de nous donner un câlin et de dire : “Pauvre toi ! Ç’a dû être dur.” Mais on s’attend à ce qu’il soit objectif sur les faits. »

Judith Trickey-McCullough sait trop bien le pouvoir immense que détient le juge dans une cause aussi douloureuse. Agressée sexuellement par son beau-père durant son adolescence, elle l’a dénoncé 20 ans plus tard. Un jour de juin 2010, elle s’est retrouvée dans la même situation que Mireille. Même situation, autre dénouement. « Mon agresseur ayant plaidé coupable, il revenait au juge de décider de la sentence. Le juge n’a pas félicité mon agresseur d’avoir plaidé coupable. Il n’a pas présumé de ses chances d’acquittement, s’il y avait eu procès. Bref, le juge s’est conduit de façon appropriée. J’en suis sortie grandie et plus forte. Après des années de silence et de honte, je me suis sentie protégée par le juge. C’est comme s’il avait mis un terme à l’agression », écrit-elle dans sa plainte.

« Le soleil n’avait jamais brillé aussi fort », me dit-elle. C’est comme si le juge était entré dans sa chambre et avait mis l’agresseur dehors. « C’est ce que le juge est capable de faire. Il peut dire : “Je t’ai entendue. Tu as de la valeur. Et on va faire du mieux qu’on peut pour donner une sentence juste”. » Mireille méritait ça aussi, dit-elle.

Dénoncer un viol aux autorités exige un « courage infini », souligne Judith Trickey-McCullough dans sa plainte. C’est possible uniquement lorsque la victime a confiance qu’elle sera entendue et traitée avec compassion et respect, dit-elle.

« Le comportement du juge Boyer risque de faire en sorte que bon nombre de victimes continuent de garder le silence, au lieu de dénoncer. Ce qui est très grave. »

— La plaignante

Le 5 août 2015, une femme est entrée dans le palais de justice portée par un courage infini. Elle en est ressortie anéantie, écrasée par les paroles d’un juge qui donnaient l’impression de banaliser le viol. En dérogeant à ses devoirs de réserve, d’objectivité et d’humanité élémentaires, le juge Boyer, loin de mettre un terme à l’agression subie par Mireille, l’a blessée davantage, écrit la plaignante.

Ce n’est pas la première fois que le juge Boyer tient des propos controversés. En 2013, selon Radio-Canada, il a fait l'objet d'une autre plainte au Conseil de la magistrature pour des propos considérés déplacés et manquant d'empathie à l'endroit des victimes dans l'affaire Laurent Raymond, ce chauffard qui a blessé gravement trois adolescentes à Ville Mont-Royal en 2010. « C'est un dossier parmi tant d'autres », avait-il dit, au moment d'accepter que la peine du chauffard, qui ne s'était pas présenté à la cour, soit reportée de deux mois pour lui permettre de terminer son cégep. « C'est sûr que quand ton enfant est impliqué, c'est "ton" dossier, mais écoutez (…) il faut être logique. Il faut être pratique. » Ces propos avaient été reçus comme une gifle par les familles des victimes. Le Conseil de la magistrature a conclu que la plainte ne justifiait pas la tenue d'une enquête, mais a tout de même adressé des reproches au juge.

En 2012, le juge Boyer avait refusé d'entendre des personnes âgées, victimes de fraude, exposer les séquelles du crime. Il estimait qu'il s'agissait d'une perte de temps. « Moi, je suis un juge de gestion. M'asseoir dans un salle et passer deux heures à écouter des témoins, je n'ai pas le temps de faire ça. »

Il a été impossible d'obtenir les commentaires du juge Boyer au sujet de la présente plainte. « Habituellement, les juges ne commentent pas. Je n’ai rien à vous dire », m’a dit son adjointe.

C’est l’image même de la justice qui est ternie par les paroles du juge, croit Judith Trickey-McCullough. Elle se rappelle que dans la salle d’audience, ce jour-là, il y avait un groupe d’adolescentes, venues avec une enseignante se familiariser avec le déroulement de la cour. « Elles ont toutes entendu les paroles déplacées du juge. Elles l’ont entendu estimer que s’il y avait eu procès, le violeur aurait presque assurément été trouvé non coupable. Elles l’ont entendu féliciter le violeur et réprimander sa victime. Ceci me donne le vertige. »

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