LA PUISSANCE DES ODEURS

Le quartier général des odeurs

Malgré la taille de l’industrie des parfums et leur utilisation par le marketing, les odeurs constituent un des parents pauvres de la psychologie et de la médecine. Mais, au centre Monell Chemical Senses, à Philadelphie, les odeurs prennent toute la place. Visite du plus important pôle de recherche sur l’odorat au monde.

UN REPORTAGE DE MATHIEU PERREAULT

Manipuler le nez

Philadelphie — La cinquantaine de cobayes devaient tous respirer la même molécule, un précurseur du camphre. À la moitié d’entre eux, Pamela Dalton disait qu’il s’agissait d’un extrait botanique. Aux autres, qu’ils respiraient un solvant industriel.

Au bout de 10 à 15 minutes, le groupe qui pensait respirer un effluve de plante ne parvenait plus à en distinguer l’odeur. Les autres, cependant, ont rapidement eu des maux de tête, le nez bouché, une toux et même, dans quelques cas, un peu d’asthme. Les symptômes négatifs augmentaient avec le temps.

« L’odorat est le sens le plus malléable. »

— Pamela Dalton, psychologue au centre Monell Chemical Senses

« Les odeurs sont invisibles et leur source n’est pas toujours facile à déterminer, explique Mme Dalton, qui a fait cette étude voilà plus de 20 ans. L’odorat est le sens que décrit le mieux le romancier Henry James quand il écrivait que seulement une partie de ce dont nous faisons l’expérience provient des stimuli autour de nous. Le cerveau, la mémoire et les associations cognitives et émotionnelles jouent un grand rôle dans le sens que nous donnons à une odeur et comment nous y réagissons. »

Toutes les odeurs ne se prêtent pas autant à la manipulation psychologique de l’odorat. « Pour l’expérience avec l’acétate de bornyle [le précurseur du camphre], nous avions choisi parmi neuf odeurs celle qui était perçue de la manière la plus ambiguë par un autre groupe de personnes, dit Mme Dalton. Un autre bon exemple d’odeur ambiguë est l’aldéhyde, qui est dégagé à la fois par certains fruits et par le diesel. Selon l’association psychologique que nous faisons avec une odeur, en se basant sur notre mémoire, notre cerveau peut ordonner au corps de relâcher des molécules comme l’adrénaline, ce qui explique pourquoi certains participants à l’étude ont eu des réactions asthmatiques. Nous avons fait une autre étude, avec des asthmatiques à qui on disait qu’une odeur allait soit avoir un effet thérapeutique, soit aggraver leurs symptômes. À notre grande surprise, les voies respiratoires des asthmatiques à qui on disait que l’odeur était nocive pour eux étaient affectées par une inflammation pendant près de 24 heures. »

Pas tous égaux face aux odeurs

Les femmes sont plus sensibles aux odeurs, mais l’odorat des hommes est plus affecté par leur état émotionnel.

« La réaction à une odeur dépend de trois facteurs :  les souvenirs associés à cette odeur, la personnalité de l’individu et son état émotionnel actuel. »

— Pamela Dalton

« L’odorat masculin est plus sensible quand l’homme est content ou fâché, plutôt que dans un état émotionnel neutre. On ne trouve pas cette distinction chez la femme. Par contre, la personnalité des femmes affecte davantage leur odorat que celui des hommes. Les femmes anxieuses réagissent davantage aux odeurs. Et les femmes ont une mémoire olfactive plus développée que les hommes : elles vont réagir plus rapidement aux odeurs très agréables ou très désagréables. »

Pour cette raison, Mme Dalton ne croit pas que l’exposition à une odeur qui n’est pas toxique physiquement puisse susciter des réactions allergiques. « On peut aimer ou ne pas aimer une odeur. Mais quand on réagit de manière physique à une odeur, qu’il s’agisse d’un parfum ou de l’odeur d’une porcherie ou d’un dépotoir, c’est une réaction psychologique », soutient-elle.

Elle ajoute : « Il est extrêmement difficile de convaincre les militants anti-parfums qu’il est possible de déconditionner le cerveau à générer ces réactions physiques bien réelles. Bien entendu, comme la plupart des fabricants de parfums ne dévoilent pas leurs ingrédients, les activistes peuvent facilement dénoncer l’opacité des recettes. Je connais bien l’Institut de recherche sur les matériaux des fragrances (RIFM) et ils testent systématiquement les nouvelles molécules ainsi que les anciennes si elles sont l’objet d’inquiétudes. Par exemple, certains composés de musc ne sont plus utilisés pour les parfums parce qu’ils irritent une certaine partie de la population. »

Les limiers de l’odorat

Le centre Monell Chemical Senses, à Philadelphie, regroupe une quarantaine de biologistes, psychologues, chimistes et médecins ainsi que des dizaines d’étudiants. Financé par l’industrie des saveurs et des parfums, qui n’a toutefois pas son mot à dire sur le choix des chercheurs, il est l'un des pôles de recherches sur l’odorat parmi les plus importants au monde. Voici quelques-unes des avancées scientifiques des étoiles de Monell.

Détecter les commotions cérébrales

D’ici quatre ans, Bruce Kimball devrait être capable de détecter les commotions cérébrales et l’efficacité des traitements grâce aux odeurs qu’émettent les patients. « Quand il y a de l’inflammation, le microbiome gastro-intestinal change », dit le chercheur du département américain de l’Agriculture, qui travaille depuis 10 ans au centre Monell, au départ sur la détection de la grippe aviaire, puis sur les commotions, avec du financement de l’armée américaine. « Les chiens sont capables de détecter les odeurs de l’inflammation chez les souris atteintes de commotions ou de l’alzheimer. » L’essai clinique pour les odeurs des commotions sera fait avec un hôpital sportif pédiatrique.

Reconnaître le cancer du sein

George Preti, biologiste de Monell qui s’est illustré il y a 27 ans en découvrant la molécule responsable de l’odeur de la transpiration sous les aisselles, vient de mettre au point un appareil capable de détecter les cancers du sein et leur degré de sévérité grâce aux odeurs dégagées par les patientes. « La détection des maladies par les odeurs date de l’Antiquité, d’Hippocrate et de Galien, dit M. Preti. Nous allons tester l’appareil dans les prochaines années. Nous ne sommes pas les premiers, dans les années 80, il y avait un projet de détection du cancer du poumon qui a été abandonné malgré des résultats prometteurs. »

Le cycle menstruel

Les femmes ont un odorat plus sensible que celui des hommes, mais son acuité baisse à partir de la ménopause. « Nous pensons que c’est lié au cycle menstruel, dit George Preti. Il semble que les femmes ont l’odorat plus sensible au moment où elles sont fertiles, peut-être pour reconnaître plus facilement l’odeur des hommes ayant beaucoup de testostérone. D’ailleurs, l’odeur des femmes durant l’ovulation augmente le niveau de testostérone des hommes. Ça semble dériver directement du désir animal d’augmenter ses chances de reproduction et d’avoir des enfants qui survivront. »

Un nez robotique

Un nez électronique pourrait-il faciliter le travail des parfumeurs, qui conçoivent les nouvelles odeurs utilisées chaque année par l’industrie des cosmétiques et des produits personnels ? C’est le pari de Joel Mainland, un autre chercheur de Monell. « Il y a 10 fois plus de récepteurs des odeurs chez l’humain que de récepteurs du goût, environ 400. Nous ciblons une trentaine de récepteurs d’odeurs ayant différents mécanismes faisant en sorte que les odeurs se lient aux récepteurs. Actuellement les nez électroniques détectent les molécules présentes dans les odeurs. C’est une approche de chimiste et ça n’a jamais très bien fonctionné. » Aux parfumeurs qui doutent de la pertinence d’un nez robotique, M. Mainland répond que « Photoshop et les photos numériques n’ont pas enlevé de travail aux artistes peintres ou aux photographes ».

Le Zika et la grippe aviaire

Bruce Kimball, du département de l’Agriculture, travaille aussi à un projet de reconnaissance par des chiens de chasseurs de la grippe aviaire chez les oiseaux migrateurs. Ces recherches pourraient déboucher sur un système de détection de virus comme le Zika chez les humains aux frontières. « On commence avec les chiens de chasseurs parce que ça ne sera pas trop cher à tester, dit M. Kimball. Les animaux dans la nature ont tendance à éviter les proies infectées. Ils les reconnaissent par l’odeur. » M. Kimball planche aussi sur une reconnaissance par des capteurs électroniques des odeurs dégagées par les oiseaux infectés, ce qui permettrait de mettre des drones à la tâche. Cela permettra éventuellement l’application aux humains.

Restaurer l’odorat

Cette sous-évaluation de l’importance de l’odorat a des conséquences tragiques, selon la psychologue Pamela Dalton, de Monell. « Il est par exemple possible de restaurer l’odorat chez des gens qui ont eu un traumatisme crânien ou une tumeur, mais il faut intervenir rapidement pour entraîner les neurones olfactifs qui restent. L’odorat a une influence marquée sur la qualité de vie, il n’est pas rare que ceux qui en sont privés perdent l’appétit et deviennent dépressifs. La perte d’odorat peut aussi être un signe avant-coureur de problèmes au cerveau. Nous essayons de convaincre les médecins de famille de ne pas voir des problèmes olfactifs comme incurables et bénins. »

Le traitement de l’insomnie

Tout comme la mémoire a un effet puissant sur l’odorat, les odeurs peuvent susciter des réactions psychologiques intéressantes sur le plan clinique. « Je travaille beaucoup avec des insomniaques, dit Pamela Dalton. Si on peut identifier une odeur qui les relaxe, on peut travailler à associer cette odeur au moment du coucher. Moi-même, quand je voyage, j’amène une fragrance que j’aime bien diffuser chez moi et j’en mets quelques gouttes sur l’oreiller. Ça m’aide à m’endormir, comme un bébé avec sa doudou. »

Le secret des aisselles

Avant le XXe siècle, nobles et bourgeois s’aspergeaient de parfum pour cacher les odeurs de leur corps peu lavé. L’avènement de l’eau courante a facilité les ablutions quotidiennes, mais l’industrie des produits personnels a continué à ratisser large : les déodorants, par exemple, arborent des parfums puissants pour cacher l’odeur de transpiration des aisselles. Cette approche pourrait cependant changer grâce à un chercheur du centre Monell Chemical Senses.

Philadelphie — George Preti a découvert en 1990 la principale molécule responsable de l’odeur du « swing ». Appelée acide 3-méthyl-2-hexénoïque, la molécule fait depuis l’objet de travaux acharnés de la part d’une entreprise du New Jersey, Symrise. L’objectif : un déodorant plus doux qui ne neutraliserait que l’acide 3-méthyl-2-hexénoïque, souvent abrégé sous la forme 3M2H.

« Notre découverte a beaucoup changé la mise au point de nouveaux parfums pour les déodorants », explique George Preti, l’un des trois biologistes de Monell qui ont découvert l’importance du 3M2H en 1990. « Avant, il fallait faire les tests sur des volontaires. C’était long et ça coûtait cher. Maintenant, on peut utiliser un modèle d’aisselles qui libère le 3M2H. Ça a aussi permis de mettre au point des déodorants avec des odeurs plus douces. Avec les déodorants traditionnels, si un homme s’en remet pendant la journée, ses voisins de bureau le sentent, ça peut être gênant. »

Masquer la mauvaise odeur

M. Preti et son équipe ont continué pendant quelques années leurs recherches appliquées sur le 3M2H, découvrant en 1995 une molécule qui se lie aux récepteurs de l’odorat responsables de la détection et de l’identification du 3M2H. Il s’agit d’une molécule appelée « ester d’éthyle du 3M2H », ou EE3M2H. Avec le EE3M2H dans un déodorant, on ne parvient plus à sentir le 3M2H.

La filiale américaine de la firme allemande Symrise, qui se spécialise dans la production de parfums et d’arômes utilisés respectivement par l’industrie des produits personnels et l’industrie alimentaire, a repris les recherches de M. Preti et produit plusieurs parfums basés sur le EE3M2H et d’autres molécules masquant l’odeur du 3M2H, dont certains ont été repris par des fabricants de déodorants haut de gamme.

Symrise a même encapsulé certains de ces parfums pour qu’ils se libèrent au fil de la journée, ce qui diminue encore la nécessité d’avoir des parfums plus forts dans les déodorants.

Dans une étude publiée en 2009 conjointement par Symrise, l’un des bailleurs de fonds de Monell, et l’équipe de M. Preti, 41 molécules masquant le 3M2H étaient testées : 11 d’entre elles parvenaient à masquer l’odeur de transpiration des aisselles des hommes et 34, l’odeur des aisselles des femmes.

« Non seulement les aisselles des femmes ont-elles une odeur moins forte, mais encore les femmes sont bien meilleures que les hommes pour détecter une odeur d’aisselles masculines. »

— George Preti, biologiste au centre Monell Chemical Senses

« Notre hypothèse, explique le biologiste, est que cette détection d’une odeur caractéristique masculine donne un avantage aux femmes, probablement au niveau du succès reproductif. »

M. Preti et ses collègues ont découvert le 3M2H après quelques années de travaux. « Traditionnellement, les parfumeurs considéraient que l’odeur d’aisselles était due à un mélange d’un autre acide et de deux stéroïdes. Nous nous sommes rendu compte que ce mélange ne sentait pas du tout la transpiration. Alors, nous nous sommes mis au travail. »

Ces dernières années, le biologiste de Philadelphie s’intéresse aux différences d’émissions de 3M2H selon l’âge et l’origine ethnique – les aisselles des personnes âgées sentent moins fort et l’origine ethnique varie aussi l’odeur –, les raisons – encore mystérieuses – pour lesquelles 10 à 15 % de la population ne peut pas sentir le 3M2H, ainsi que le lien entre l’odeur des aisselles et celle de la cire d’oreille. « Les différences ethniques dans les odeurs d’aisselles se retrouvent aussi dans la cire d’oreille qui, chez certaines ethnies, est inodore et dans d’autres cas, plus odoriférante. Nous essayons de voir s’il y a un lien avec le type d’aliments consommés dans les différentes cultures. »

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