Il y a cinq ans, l'étincelle du Printemps arabe

« Toute la planète a de la sympathie pour nous, sauf la Tunisie »

Le « Che Guevara » de la Tunisie. Le héros. Le martyr. Au lendemain de la révolution tunisienne de 2011, Mohamed Bouazizi a été porté aux nues par ses compatriotes. « Puis, tout a basculé, raconte de Montréal la sœur de l’icône du Printemps arabe, Leila Bouazizi. Notre vie est devenue un enfer. »

Demain, la jeune femme et sa famille auront une pensée particulière pour Mohamed. Il y a cinq ans, le 17 décembre, le marchand de fruits de 26 ans s’est immolé sur une place publique de Sidi Bouzid, une ville de la Tunisie intérieure, laissée pour compte par le gouvernement.

Son geste de protestation extrême contre les autorités locales a été la bougie d’allumage de la révolution tunisienne. Le 4 janvier 2011, Mohamed Bouazizi a succombé à ses blessures. Dix jours plus tard, le dictateur Zine El-Abidine Ben Ali, poussé par la rue, fuyait le pays. Le visage de Mohamed était sur toutes les affiches et sur toutes les lèvres.

APRÈS LES FLEURS, LE POT

Les politiciens, les journalistes et les dignitaires de tout acabit sont débarqués par centaines dans la modeste maison des Bouazizi. Pour offrir leurs condoléances à la mère du défunt, pour être pris en photo, pour s’imprégner de l’aura du héros accidentel. 

« Les voisins pensaient que les journalistes nous donnaient de l’argent. Les rumeurs se sont vite répandues et les menaces ont commencé. Pendant un long moment, mon père dormait sur le toit pour s’assurer que personne ne mette le feu à notre maison », relate Leila Bouazizi. 

L’entrevue avec La Presse a lieu dans un centre commercial du centre-ville de Montréal. Pendant que la jeune femme se confie, son bébé de 6 mois roucoule sur ses genoux.

FUIR LES MENACES

Devant les menaces persistantes, la famille a changé de quartier à Sidi Bouzid, mais en vain. Les Bouazizi ont alors mis le cap sur la banlieue de Tunis, pensant que la grande ville leur donnerait un peu d’anonymat. « Ç’a été encore pire », dit Leila Bouazizi.

Les insultes pleuvaient de partout quand des membres de la famille se promenaient dans la rue. « On nous détestait pour plusieurs raisons. Il y avait des gens qui étaient pour Ben Ali, il y avait de la jalousie. Il y en a qui disaient que c’était la faute de mon frère s’il y avait des terroristes en Tunisie », dit la jeune femme, encore ébahie par la réaction de ses compatriotes. « Tout le monde nous invite. À New York, en France, en Turquie. Il y a une place à Paris qui porte le nom de mon frère. Toute la planète a de la sympathie pour nous, sauf la Tunisie », laisse-t-elle tomber.

MONTRÉAL, NOUVEAU DÉPART

En 2012, Leila Bouazizi a décidé de venir étudier à Montréal. « On m’a dit qu’il y avait de la sécurité ici, qu’il n’y avait pas de racisme. Le Canada, c’est un des meilleurs pays pour les droits de l’homme », note la jeune femme pour expliquer son choix.

Alors qu’elle s’apprêtait à acheter son billet d’avion pour Montréal en 2012, le ministre canadien des Affaires étrangères, en visite à Tunis, a demandé à la rencontrer devant les caméras. « Mais je vous jure que je n’ai eu aucun traitement de faveur », dit Leila Bouazizi, encore échaudée par les fausses rumeurs.

Une fois au Canada, elle a parlé à un avocat des problèmes de sa famille.

« J’étais tellement stressée à l’idée qu’il puisse leur arriver quelque chose, je n’étais pas capable de me concentrer. »

— Leila Bouazizi

Au nom de la famille, elle a demandé l’asile au pays. « J’aime mon pays. Je suis heureuse que la révolution ait eu lieu et j’espère qu’il y aura la paix en Tunisie. Mais moi, je ne peux plus y être », dit-elle, visiblement attristée.

Aujourd’hui, Leila Bouazizi vit à Montréal avec son mari, lui aussi tunisien. Sa mère, une de ses sœurs et deux de ses frères l’ont rejointe récemment. D’autres membres de la famille espèrent les retrouver bientôt.

SE REFAIRE UNE SANTÉ

Lourdement affectée par la mort de son fils et le harcèlement qui a suivi, sa mère tente de se refaire une santé. « Moi aussi, quand je pense à mon frère, ça me rend malade. J’essaie de me distraire, de penser à autre chose. Je veux oublier ce qui s’est passé pour nous », dit la jeune maman, qui n’était pas chaude à l’idée d’accorder une entrevue à La Presse.

Cinq ans après le geste désespéré de son frère, qu’en pense-t-elle ? « Mon frère ne savait pas qu’il serait à l’origine d’une révolution. Il a vécu beaucoup de pauvreté dans sa vie. Il a beaucoup souffert. En Tunisie, on dit que les pauvres vivent sous les souliers, et beaucoup acceptent ça. Mon frère, lui, s’est battu pour ses droits. Dans ce sens, il est un héros pour moi. »

LE LEGS DOUX-AMER DE LA RÉVOLUTION

Quand il regarde son pays aujourd’hui, cinq ans après que son frère s’est donné la mort et a soulevé un raz-de-marée de colère, Salem Bouazizi se réjouit tout autant qu’il se désole. « Je suis satisfait parce qu’il y a eu la révolution et que le peuple s’est débarrassé du dictateur, mais je ne suis pas satisfait parce que les objectifs de la révolution étaient de combattre le chômage et de développer économiquement les provinces de la Tunisie, mais malheureusement, rien ne s’est fait », a-t-il dit à La Presse lors d’une entrevue téléphonique. Menuisier établi à Sfax, sur la côte tunisienne, le frère aîné de Mohamed Bouazizi n’a pas encore mis le cap sur le Canada comme sa mère et une bonne partie de ses frères et sœurs. Tous les jours, il doit subir les commentaires désobligeants et les regards de travers. « Je comprends la racine de leur colère. Le citoyen ordinaire s’intéresse plus à son pouvoir d’achat qu’à la politique, et ce dernier a été diminué. Les gens doivent comprendre qu’après chaque révolution, il y a une crise économique. »

— Avec la collaboration de Zakia Hamda et Wejden Chouchen

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