Chronique

HARCÈLEMENT SEXUEL

Le ras-le-bol des Françaises

Il cultivait l’image d’un homme parfait, presque rose. Adjoint du maire de Paris au début des années 2000, ce grand écolo devant l’Éternel était réputé pour l’acharnement avec lequel il combattait la suprématie de l’auto. Au point qu’on l’a surnommé le « khmer vert » !

Il a légué aux Parisiens un réseau de location de vélos en libre service efficace et populaire, le Vélib’. « Avec ses grands yeux clairs et son allure de poussin ébouriffé, on lui donnerait le bon Dieu sans confession », a écrit à son sujet le journal Libération, il y a une dizaine d’années.

Cette semaine, le « poussin ébouriffé », alias Denis Baupin, a déboulé en bas de son piédestal. Accusé d’avoir harcelé sexuellement huit de ses collègues, le député écologiste a démissionné de son poste de vice-président de l’Assemblée nationale, tout en niant en bloc les gestes qui lui sont reprochés.

Mais c’est trop tard : le parquet de Paris a jugé l’affaire assez sérieuse pour ouvrir une enquête. Mais surtout, les témoignages de celles qui affirment avoir été ses victimes ont levé le couvercle sur les agressions banales infligées aux Françaises en politique – et dans toutes les autres sphères d’activités. Plongeant la France dans une polémique qui n’est pas sans rappeler celle déclenchée par l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn à l’aéroport de New York, il y a précisément cinq ans.

Ironiquement, c’est un gazouillis féministe sur Twitter qui a déclenché ce qu’on appelle aujourd’hui « l’affaire Baupin ». Le député du parti Europe Écologie – Les Verts (EELV) y apparaissait avec la bouche peinte en rouge, en geste de solidarité avec les femmes victimes de violence.

C’était trop pour la militante verte Elen Debost, longtemps harcelée par le politicien qui l’inondait de textos explicites, style : « J’ai envie de voir ton cul » ou « Je voudrais te sodomiser », et autres grossièretés.

Devant l’image de Denis Baupin posant en défenseur des droits des femmes, Elen Debost a eu envie de vomir et de hurler, écrit-elle sur Facebook. Avant de demander : « N’y a-t-il pas des limites à l’indécence ? »

Des journalistes ont saisi la perche, l’ont contactée, ont fait leur enquête. La bombe a été lancée lundi par le site d’enquête Médiapart et France Inter.

En plus d’Elen Debost, ceux-ci citent les témoignages de Sandrine Rousseau, porte-parole du EELV, que Denis Baupin avait agressée physiquement dans un couloir. Et celui d’Isabelle Attard, députée du Calvados, autre cible de ses messages grossiers. Cinq autres femmes ont témoigné en choisissant de garder leur anonymat.

Comme souvent dans ce type d’histoires, les écarts de conduite de Denis Baupin faisaient partie de ces secrets de famille vaguement tolérés – tant et aussi longtemps que les cibles du prédateur choisissent de se taire.

Pourquoi ce silence dans ce cas précis ? Un peu par « loyauté partisane », dit Vanessa Jérôme, la politologue qui a été la première à évoquer l’existence d’un « DSK vert » dans une recherche universitaire sur EELV. Ces militantes ne voulaient pas fragiliser ce petit parti qui n’en mène déjà pas très large.

Mais l’analyste cite une autre raison, plus pernicieuse, au silence des victimes. Ce parti écolo se définit comme un pionnier du féminisme, ses militantes se perçoivent comme des femmes fortes et libérées. Elles n’arrivaient pas à se voir comme des victimes des actes dégradants d’un politicien que tous considèrent comme parfait – à part « ça ».

Il y avait donc une sorte de dichotomie entre l’image qu’elles avaient d’elles-mêmes et l’humiliation ressentie quand Denis Baupin les plaquait contre un mur ou les inondait d’obscénités.

« Certaines femmes ont fini par se dire que de se faire mettre la main aux fesses, ce n’est pas si grave que ça. » Jusqu’à ce qu’elles réalisent qu’elles n’étaient pas seules et que le comportement de leur collègue, aux antipodes de l’image qu’il voulait projeter, relevait du harcèlement systématique.

Il faut dire aussi que plusieurs de ces femmes adhèrent à ce que Vanessa Jérôme décrit comme « un féminisme à la française qui permet d’accepter des gestes d’agression sous le couvert de jeux de séduction ».

Et si l’affaire Baupin venait de donner le coup de grâce à cette « différence française » qui banalise des gestes orduriers sous prétexte qu’ils font partie des relations naturelles entre les hommes et les femmes ?

Des groupes défendant les droits des femmes en France voient en tout cas des signaux de changement positifs. Quand l’affaire DSK avait éclaté, une partie de l’opinion publique s’était rangée derrière Dominique Strauss-Kahn, sous prétexte que ses incartades sexuelles n’avaient pas causé « mort d’homme », ou alors qu’il ne s’agissait que de « troussage de domestique ».

Cette fois-ci, le vent de l’opinion publique tourne plutôt contre le député, remarque Suzy Rojtman, porte-parole du Collectif national pour les droits des femmes. « On dirait que la marmite déborde, peut-être sommes-nous en train de faire reculer le machisme en politique. »

Il faut dire que Denis Baupin n’a pas le panache d’un DSK. C’est un homme banal qui pourrait être votre voisin. « L’affaire Baupin montre que de telles choses arrivent partout, dans toutes les classes sociales, à droite comme à gauche », résume Raphaëlle Rémy-Leleu, porte-parole du groupe Osez le féminisme.

Autrement dit, avec DSK, tout était possible. Mais si de tels comportements se produisent à l’intérieur d’un parti officiellement féministe, qui applique la parité hommes-femmes, c’est qu’on est en présence d’un problème de fond.

Il y a aussi un changement générationnel, qui sape les fondements du « féminisme à la française », dit Vanessa Jérôme. Les jeunes femmes n’adhèrent pas à ce genre de féminisme, et depuis lundi, elles disent : y en a marre.

Le défi, à compter de maintenant, c’est de passer de cet immense ras-le-bol à un changement social durable.

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