OPINION adolescence

Du Tanguy à l’adulescent, le pédiatre Jean-François Chicoine réfléchit sur les nombreux mythes à propos du monde des teens.

Opinion

Soigne ton jeune

Alors, on les aime ou on les aime pas, nos jeunes ?

Il avait la dégaine pour. Mais James Dean aura somme toute été aimé plus longtemps mort que vivant, du moins en poster ou en mug à café. Rebelle, avec ou sans cause, comme un souvenir, un porte-clés.

Est-ce bien ainsi qu’on les aime, nos jeunes, quand ils sont accidentés, déchaînés, abusés, épuisés, drogués ? Pour nous rappeler qu’on aura eu raison d’avoir peur pour eux, et d’eux ?

Dans un livre récemment paru aux Presses de l’Université de Montréal qu’on m’aura invité à commenter à la radio, le socioanthropologue Jocelyn Lachance (Adophobie, 2016) questionne les grands tabous de l’humanité que sont la violence, la sexualité et la mort. Il le fait à travers le prisme de leurs représentations dans les médias sociaux tels que pratiqués au quotidien par des jeunes qui s’y filment, s’y photographient, s’y informent, s’y séduisent et s’y insultent.

Lachance insiste sur la fonctionnalité des mises en images comme partie prenante de la construction identitaire des adolescents, et ce, par une appropriation du corps autant que de l’esprit. Des peurs parentales en résultent, légitimes à mon sens, si on pense à la contagion extrémiste ou aux sollicitations pornographiques chez des jeunes au cerveau pas encore fini.

Mais là où l’auteur fait le plus fort, c’est dans son accusation du monde adulte comme instigateur, diffuseur et promoteur des défonces et autres dérives morbides de la jeunesse.

Sur l’intimidation, par exemple, jusqu’alors restée en veilleuse dans la cour d’école. Elle se trouverait facilement relayée et monétisée par les médias, comme un aveu de nos (mauvaises) manières de société. Ainsi, l’aversion ou la peur des adolescents, ladite adophobie, se nourrirait à même le cycle d’une séquence infinie d’épiphénomènes colorés par nos rumeurs complices.

Nos jeunes, comme le côté obscur de nous-mêmes ?

« Nous en avons encore quatre à la maison, me disent de valeureux parents. Le samedi matin, avec les chums et les blondes, dix adultes au déjeuner, dont trois végétariens ! » Une petite impatience conduisant à de grandes imprudences (Tanguy, 2001), des adulescents n’en finissent plus de partir. Le monde est jugé dangereux, leurs parents ont peur pour eux, leurs petits sont devenus « les enfants de la prudence, du principe de précaution, de l’angoisse du lendemain », écrit le pédopsychiatre Marcel Rufo. « Une soirée en couple au restaurant, ce n’est plus une dépense, c’est un investissement, lancent d’autres parents en pleine fracture générationnelle. »

Ici, autre cas de figure, on est en guerre, il n’y a pas de place pour ces affaires-là (Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau, 2017).

Le monde est flou, la révolte adolescente cherche sa finalité, mais en attendant, les parents se sentent attaqués, surtout quand le terroriste dort comme un bébé au sous-sol.

Peurs, colères, déceptions, je pourrais raconter tant de familles.

Assez d’accord avec le psychologue Robert Epstein qui se disait en faveur d’un système basé sur les compétences de chaque personne, qu’on devait considérer les jeunes individuellement avant d’en dire du mal, et non les enfermer systématiquement dans un groupe d’âge (The Case Against Adolescence : Rediscovering the Adult in Every Teen, 2007).

En désaccord avec lui, par contre, quand il prétend que l’adolescence est une sous-culture stupide dont la reconnaissance clinique n’aide en rien. Désolé, on ne devient pas ado subitement et on ne sort pas non plus précipitamment de l’adolescence (Regards croisés sur l’adolescence, son évolution, sa diversité, 2007). L’adolescence n’est pas qu’une transition nommée par la culture, c’est un processus physiologique de maturation.

Au Moyen Âge, comme dans bien des cultures du monde, il n’y a ni le temps ni l’espace pour une crise d’originalité juvénile. Les enfants passent directement des jupes de leur mère au boulot ou à la guerre. Aux États-Unis, G. Stanley Hall est le premier psychologue à décrire les tourmentes ordinaires de l’adolescence et à leur donner une place dans le développement humain (Storm and Stress, 1904).

Il faut ensuite attendre la dépression économique des années 30, une crise de l’emploi sans précédent pour que se précipite dans les high schools toute une population de jeunes à scolariser qu’on nommerait les teens (The Teenage Brain, 2015). De méchantes langues prétendent que ces jeunes choyés seraient alors devenus des teenagers parce qu’on n’avait rien de mieux à leur offrir. La pratique des conduites d’essai, les pulsions de contestation, enfin toute la contre-culture des années 60 conforterait la rumeur adophobe. Naîtrait conséquemment la notion de crise d’adolescence, alors qu’elle n’a jamais existé.

Les dernières décennies nous ont appris que les effluves du passage reposaient, tel qu’attendu, sur une bouffée d’hormone capable de tout, de menstruations et d’éjaculations, d’une poussée de croissance, des seins et des poils, mais que s’opérait parallèlement, puis par la suite, une réelle transformation du cerveau. Un véritable brain staging qui est tout sauf une crise.

L’élagage génétiquement programmé des circuits neuronaux les moins utilisés permet avec le temps de mieux moduler la flexibilité, l’inhibition et la planification des élans de l’adulte émergent.

Le cerveau blanchit, une gaine de protéines recouvre les neurones pour accélérer leur efficience et, en conséquence, la créativité, la performance et la pensée de haut niveau. Enfin, toutes les structures antérieures du cerveau se raffinent et permettent graduellement aux décagénaires de mieux identifier leurs émotions et celles d’autrui, de les réguler en gang, par le flirt… et les réseaux sociaux.

Aimer ou pas nos jeunes, la question ne tient pas : elle ne résiste pas à l’ordre biologique. Tandis que des parents les négligent, d’autres réalisent qu’ils ne peuvent pas être tout pour leurs enfants, les petits grandissent en découvrant que les adultes ont aussi leurs propres désirs. Une possessivité collective surdimensionnée à coups de « nos », « mon » ou « son » jeune est préjudiciable à la créativité, à la liberté et à la libido nécessaire à la machine en croissance.

Faudrait-il également voir dans l’appellation « le » jeune une pointe de dénigrement ou, tout le contraire, une part de jalousie ? Le cerveau du « jeune » se développe jusqu’à ses 25 ans. Avant cet âge, il n’est pas complètement « downloadé », et, normal, il dérange par ses désinhibitions, ses excès et ses prises de risque. Après cet âge, on peut toujours faire appel à la nostalgie.

Malgré tout le mal qu’on entend dire d’eux, « trop mondialistes », « trop gâtés », « trop branchés », « trop égocentriques », les ados et les jeunes adultes sont peut-être notre dernière marge de manœuvre, notre point oméga pour transporter nos peurs collectives et les horreurs innommables de l’heure vers des leviers d’action.

Les adolescents sont formatés différemment. « Ils n’ont plus la même tête, ils n’ont plus le même espace, ils n’ont plus le même monde mondial, ils n’ont plus le même monde humain », écrit le philosophe des sciences Michel Serres.

En s’intéressant à ce qu’ils sont vraiment, en évitant de les envoyer à la guerre ou de les juger comme des adultes achevés, ils pourraient nous faire entrevoir la nouvelle sagesse sociale dont on a bien besoin.

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