Aînés vulnérables

MARIO

Chronique d’une chute annoncée

« Ç'a été un coup de poing dans la face. »

Mario Nagant, 57 ans, parle de ce jour où un oncologue lui a dit qu’il allait devoir subir l’ablation du larynx s’il ne voulait pas mourir. C’était il y a un an. 

Depuis, Mario vit avec une trachéotomie. Un trou, dans sa gorge, pudiquement recouvert d’un tissu chirurgical. Pour parler, il a un petit appareil en forme de paille qu’il insère dans sa bouche et qui reproduit sa voix. 

« Ç'a été un coup de poing dans la face » : la phrase a donc été dite par cette petite voix électronique monocorde et sans âme. Toute petite, la voix, parce que la pile de l'appareil de Mario était presque à plat.

La serveuse arrive avec l'assiette de poulet en sauce qu’il a commandé. Il mâche péniblement : il n’a plus de dents. À côté de lui, il a déposé un sac en plastique blanc. Dans ce sac, il y a la poche reliée à sa sonde urinaire. Depuis une opération pour hypertrophie de la prostate, il y a quelques semaines, Mario doit trimballer partout son sac de pipi.

L’infirmière venait changer son sac à la maison jusqu’à tout récemment. Elle ne vient plus, car ce changement doit se faire dans des conditions de propreté rigoureuses. Or, il n’y a aucun endroit propre chez Mario. 

Il y a deux ans qu’il habite cet appartement et le ménage n’a probablement jamais été fait. 

« On a fait faire des évaluations par une firme spécialisée. Ça prendrait 16 heures de travaux lourds, environ 400 $. Il ne peut pas payer ça », dit Tatiana, intervenante à l’organisme communautaire le PAS de la rue.

Des vêtements, des livres traînent partout. Le plancher est affreusement sale. La salle de bains aussi.

Il faut dire que dans la dernière année, Mario n’a pas été souvent chez lui. Il a passé beaucoup de temps à l’hôpital. Il y retourne dans trois jours, pour une ablation de deux nodules aux poumons.

« En septembre, on s’est présentés chez lui, il n’était plus capable de se lever. On a appelé l’ambulance », raconte Tatiana.

L’appartement de Mario est un taudis dont il n’a pas payé le loyer depuis quatre mois. La Régie du logement est sur le point de se pencher sur son cas. Mario pourrait donc, à courte échéance, se retrouver à la rue. 

Avec sa trachéotomie. Et sa sonde urinaire.

Mario Nagant n’a pas toujours été ce qu’il est maintenant. Il a commencé à travailler à 17 ans dans une librairie, pendant ses études en droit. Devenu avocat, il a pratiqué pendant des années. « Droit civil, administratif, commercial, écrit-il dans un carnet. Je travaillais surtout avec des gens “trous de beigne” qui n’avaient pas droit à l’aide juridique, mais qui n’étaient pas capables de venir se payer un avocat. »

Il a milité pendant des années au Parti conservateur, sous Brian Mulroney. Il était à Ottawa lors du congrès à la direction qui a mené à la victoire de l’ex-premier ministre. 

C’est la mort de sa mère, de laquelle il était très proche, qui lui a porté le premier coup. Il ne veut pas employer ce mot-là, mais la dépression l’a probablement frappé. « J’ai négligé ma pratique. » Le non-paiement de sa cotisation au Barreau l’a exclu de la profession. 

Et puis, ç’a été la chute. 

Il a commencé à boire. Il a perdu son appartement. Il a sombré. Et n’est jamais sorti de son trou noir. Aujourd’hui, il vit de l’aide sociale : 918 $ par mois. Le montant de son loyer mensuel est de 426 $.

Qu’est-ce qui est le plus dur, Mario ? Il m’a fixée de ses yeux très pâles. Il a pris une grande respiration. Puis, il a écrit dans le carnet, d’une main ferme, en grandes lettres capitales.

« SOLITUDE ».

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