Aînés vulnérables

MICHEL

Dix mètres carrés de solitude

« Il te reste 26 $. »

En entendant les cinq mots prononcés par Tatiana Frenette-Erazo, Michel Langlois, 59 ans, semble frappé par la foudre.

Ils sont à l’épicerie. Tatiana vient chaque semaine aider Michel, qui marche à grand-peine, à sortir de chez lui pour aller au supermarché. C’est sa seule sortie de la semaine. 

Et aujourd’hui, il reste à Michel un gros 26 $ pour faire son épicerie. Nous sommes le 14 du mois. Le prochain chèque d’aide sociale, qui s’élève à 680 $, est dans 18 jours.

« Ça se peut pas », dit Michel.

« As-tu donné ta carte à quelqu’un récemment ? », demande Tatiana.

La semaine dernière, Michel a prêté sa carte de guichet à son voisin pour qu’il aille lui acheter « une couple de bières et un sac de chips ». Le voisin s’est-il servi dans son compte ? Michel a-t-il lui-même dépensé son argent ? Il boit peu et ne prend pas de drogue.

On ne saura pas avec certitude où est passé l’argent. Mais le mur de béton de la réalité, c’est ce 26 $. Michel pousse donc péniblement son panier dans les allées en cueillant peu de choses sur les étagères. Un pain tranché grand format. Une demi-livre de bœuf haché. Douze saucisses à hot-dog et 12 pains. Cinq bananes. 

Total : 17,86 $.

Les bananes, c’est une nouveauté. C’est Tatiana, intervenante à l’organisme communautaire le PAS de la rue, qui a convaincu Michel d’en mettre dans son panier. La première fois qu’elle a fait l’épicerie avec lui, elle lui a aussi proposé d’acheter des légumes.

« Des légumes ! Tu ne trouves pas qu’il y a assez de moi qui est un légume ! », lui a répondu Michel. Ses yeux souriaient derrière ses verres teintés.

Michel n’a jamais mangé un légume de sa vie. Et avant les bananes, probablement pas un fruit non plus. C’est à cause de ces décennies de malnutrition, et aussi d’inactivité, que les muscles de ses jambes se sont atrophiés. Il y a maintenant cinq ans qu’il marche péniblement, à l’aide d’une canne. 

« Mes muscles ont fondu. C’est ça que les docteurs m’ont dit », résume-t-il.

Michel Langlois n’est donc plus en mesure de sortir seul de la chambre où il vit. Un espace qui fait tout au plus 10 mètres carrés, avec un lit sans draps ni couvre-lit, une télé juchée sur une boîte de carton, une commode, une chaise, un mini-frigo et une plaque chauffante. Pas de téléphone.

Tatiana le visite depuis son entrée en fonction au PAS de la rue, en juin. Avant, Michel était totalement seul. Son logeur l’emmenait parfois à l’épicerie.

« Le reste du temps, il ne mangeait pas. Ou il commandait », dit Tatiana.

Dans le cas de Michel, l’intervenante a deux priorités. Un : faire augmenter son chèque d’aide sociale. Michel est manifestement inapte à l’emploi, et ce, depuis des années. Or, il n’a jamais demandé la bonification de son chèque, à laquelle il aurait pourtant droit. Deux : avec ces nouveaux revenus, lui trouver une résidence pour personnes âgées à loyer modique, où les repas seraient fournis.

Il y a sept mois, Tatiana a fait une demande de soutien à domicile au CLSC pour Michel. Deux cent dix jours plus tard, toujours rien. La liste d’attente est longue, même pour un homme physiquement incapable de sortir de chez lui, atteint d’une légère déficience intellectuelle et analphabète.

La semaine dernière, Michel a perdu pied dans sa chambre. Il est tombé. Il a passé la nuit sur le plancher. Au matin, son logeur est venu frapper à sa porte.

« Je suis pas capable de me lever. Ouvre la porte ! »

Michel a passé trois jours à l’hôpital. Qui l’a, au bout de ces quelques jours, retourné chez lui. Dans sa chambre d’où il ne peut sortir seul.

« C’est incroyable que ce monsieur-là soit totalement laissé à lui-même », dit Tatiana. 

En clopinant dans la rue – il ne veut pas marcher sur les trottoirs, il trouve qu’il y a trop de trous –, Michel raconte sa vie de journalier à la Ville de Montréal. Il y a travaillé plus de 10 ans. « Récupération, vidanges, parcs, entretien, j’ai tout fait. »

Il a fini par se faire mettre à la porte parce qu’il arrivait souvent en retard.

Né d’un père ouvrier et d’une mère infirmière, il a grandi à Longueuil. « Mes parents sont morts tous les deux. » La plupart de ses frères et sœurs ne savent même pas où il habite.

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