Chronique

Il s’appelle Nathan

Pendant un an, Mathieu n’a pas eu de contacts avec son fils adolescent désormais quasi adulte, Nathan.

Il y a eu entre les deux, comme on dit, un froid, une sorte de malentendu qui a poussé Nathan à cesser de parler à son père.

Bon, pas de contacts… C’est plus nuancé que ça. Disons des contacts à sens unique. Mathieu maintenait le lien : il lui envoyait des textos.

« Je t’aime. »

« Je pense à toi. »

« As-tu écouté le disque de X ? Écoute le disque de X. »

« Je suis là si tu veux parler. »

« Tu devrais regarder la série Y. »

Et souvent, encore : « Je t’aime. »

Le fils habitait chez sa mère – non, le malentendu n’avait pas de rapport avec la garde partagée, par ailleurs excellente – et ne répondait pas.

Mathieu n’avait jamais de réponse à ses textos. Il ne savait même pas si Nathan les lisait.

C’est une histoire père-fils universelle que je vous raconte ici. Tous les ados ne boudent pas leurs parents pendant un an. Mais existe-t-il un ado qui n’ait pas boudé ses parents ? Tous les parents ont un minimum de difficulté à naviguer sur les flots agités de la communication avec leurs ados.

Mathieu a commencé à me raconter ce silence buté de 12 mois, cette année d’ignorance active après m’avoir montré une photo, dans son téléphone : Nathan, souriant, prenant la pause classique pour la traditionnelle photo de « graduation ». Il tient le même ridicule diplôme enroulé que celui que je tenais quand j’ai pris ma photo de « graduation » en 1989, sur le même fond bleu mâtiné de blanc qui fut le mien. Il y a des choses qui ne changent pas.

J’ai toujours pensé, m’a-t-il dit, que jamais je n’allais acheter ces ridicules photos de remise des diplômes.

Et tu vas acheter ces ridicules photos de remise des diplômes, n’est-ce pas ?

Mets-en.

Mathieu a fermé son téléphone.

L’année de silence de Nathan face à son père n’a connu qu’une trêve, une trêve de deux mots.

C’était un jour de juin, la fête des Pères approchait et Mathieu a écrit à son fils : « Ça va être la fête des Pères. Si tu me répondais, ça pourrait compter pour un cadeau ! »

Pas de réponse.

Quelques jours ont passé, la fête des Pères est arrivée… Bing, Mathieu a reçu un texto de Nathan : « bonne fête »

Pas de ponctuation, pas de majuscules : le strict minimum. Pour des raisons qui lui appartiennent, Nathan refusait de parler à Mathieu.

Mathieu m’a raconté comment il est devenu père par accident, à 19-20 ans. Ça n’a jamais été une option, pour lui et Anne-Marie, de ne pas garder ce bébé. Mathieu m’a dit comment ce fut un coup de foudre : il l’a aimé tout de suite, cet enfant.

Il m’a aussi raconté le mal de vivre de cet enfant en grandissant, perceptible depuis son tout jeune âge. Cette gêne hors norme qui l’empêchait de même commander un verre d’eau au restaurant : il aurait fallu parler à la serveuse. Cette façon de fixer le plancher, quand il allait dans la famille élargie de ses parents.

Mathieu m’a raconté les deux séjours de son fils en psychiatrie pendant l’adolescence. La deuxième fois après que Nathan eut dit à sa mère, un soir : « Il faut que j’aille à l’hôpital, je suis pas bien. »

Pendant le deuxième séjour de Nathan à l’hôpital, Mathieu lui a refilé une clé USB avec le meilleur de sa discothèque. Mathieu est un tripeux de musique. Et la discothèque de Mathieu, ces milliers de chansons gravées sur cette clé USB, a fini par agrémenter, semble-t-il, toute l’unité où les ados en situation d’urgence psychiatrique séjournaient.

Nathan a fini par sortir de l’hôpital. C’est là, après l’hôpital, que le silence buté de Nathan face à son père a commencé. Nathan a repris le fil de sa vie avec un mal de vivre mieux identifié, mais toujours présent.

Mathieu, lui, envoyait sans relâche ses textos sans réponse.

Il traquait aussi Nathan sur internet, en secret. Son fils y avait tout un réseau d’amitiés virtuelles, où il partageait son mal de vivre avec d’autres jeunes qui, eux aussi, avaient ce mal de vivre. Mathieu était rassuré : son fils parlait. Pas à lui, mais à d’autres.

Nathan ne répondait toujours pas aux messages de son père. Et quand la mère de Nathan appelait Mathieu, chaque fois qu’il voyait le nom d’Anne-Marie sur l’écran, il se disait : elle va me dire que Nathan s’est tué.

Et là-dessus, Mathieu, qui est un homme de peu de mots, m’a regardé et m’a dit sans préambule : « Maudit que je l’aime. »

Le silence de Nathan a fini par s’évaporer aussi brusquement qu’il était apparu. Mathieu est allé faire à manger chez son fils. Ils ont parlé, de tout et de rien.

Mathieu n’a jamais su quel malentendu avait poussé son fils à ne plus lui parler pendant un an.

Mais il savait que son Nathan vivait des choses complexes. Il le savait parce qu’en le traquant sur internet, Mathieu constatait que son fils se posait des questions sur sa nature profonde.

À l’hôpital, la première fois, le buffet diagnostique était vraiment varié. Au menu, parmi 15 constats médicaux : « Trouble de l’identité de genre. »

Nathan avait 13 ans.

« Nous, on t’aime, lui avait alors dit Mathieu. Ta mère et moi, on t’a eu jeunes, ça a été compliqué, nous étions de jeunes parents, si jeunes. Après ce qu’on a vécu, rien ne va jamais nous déranger à propos de toi. »

Entre les deux séjours en psychiatrie, Mathieu a compris que c’est vraiment le genre de son enfant qui lui infligeait un mal de vivre. Ce tourment-là était central dans sa vie.

Et pendant le second séjour en psychiatrie de Nathan, Mathieu a mentionné au médecin les découvertes qu’il avait faites en suivant Nathan sur internet : « Ma fille, lui a-t-il dit, a fortement l’impression d’être un garçon. »

À ce stade de la chronique, vous l’aurez deviné : Nathan est une fille, biologiquement.

En entendant son père dire cela au médecin, Nathan a mal réagi, pour plein de raisons qui le regardent. Être né dans le mauvais corps, dans le mauvais genre, ça vient avec son lot de complexités…

Ce n’est pourtant pas après que Mathieu eut nommé les choses que Nathan a cessé de lui parler. À ce jour, Nathan ne lui a pas dit pourquoi il avait refusé de lui parler pendant un an. Mais Mathieu s’en fout, au fond : ils ont recommencé à se parler.

Nathan est en pleine transition présentement, les hormones, les formulaires de changement de nom, les rencontres de médecin…

Se fera-t-il opérer ?

On verra.

Son identité tient à bien plus qu’à ce qu’il a entre les jambes.

Mais Nathan est rayonnant. Le mal de vivre s’estompe.

Nathan s’en va au cégep, l’an prochain. Il n’a pas encore choisi lequel. Il est en plein dans ces dilemmes-là.

Papa est bien fier de son fils.

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